Ordonnance du 30 avril 2024

Document Number
193-20240430-ORD-01-00-EN
Document Type
Incidental Proceedings
Date of the Document
Document File

30 AVRIL 2024
ORDONNANCE
MANQUEMENTS ALLÉGUÉS À CERTAINES OBLIGATIONS INTERNATIONALES RELATIVEMENT AU TERRITOIRE PALESTINIEN OCCUPÉ (NICARAGUA c. ALLEMAGNE)
___________
ALLEGED BREACHES OF CERTAIN INTERNATIONAL OBLIGATIONS IN RESPECT OF THE OCCUPIED PALESTINIAN TERRITORY (NICARAGUA v. GERMANY)
30 APRIL 2024
ORDER
COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE
ANNÉE 2024
2024
30 avril
Rôle général
no 193
30 avril 2024
MANQUEMENTS ALLÉGUÉS À CERTAINES OBLIGATIONS INTERNATIONALES RELATIVEMENT AU TERRITOIRE PALESTINIEN OCCUPÉ
(NICARAGUA c. ALLEMAGNE)
DEMANDE EN INDICATION DE MESURES CONSERVATOIRES
ORDONNANCE
Présents : M. SALAM, président ; Mme SEBUTINDE, vice-présidente ; MM. TOMKA, ABRAHAM, YUSUF, Mme XUE, MM. BHANDARI, IWASAWA, NOLTE, Mme CHARLESWORTH, MM. BRANT, GÓMEZ ROBLEDO, Mme CLEVELAND, MM. AURESCU, TLADI, juges ; M. AL-KHASAWNEH, juge ad hoc ; M. GAUTIER, greffier.
La Cour internationale de Justice,
Ainsi composée,
Après délibéré en chambre du conseil,
Vu les articles 41 et 48 du Statut de la Cour et les articles 73, 74 et 75 de son Règlement,
Rend l’ordonnance suivante :
1. Le 1er mars 2024, la République du Nicaragua (ci-après le « Nicaragua ») a déposé au Greffe de la Cour une requête introductive d’instance contre la République fédérale d’Allemagne (ci-après l’« Allemagne ») concernant des manquements allégués à certaines obligations internationales relativement au Territoire palestinien occupé.
- 2 -
2. Au terme de sa requête, le Nicaragua
« prie respectueusement la Cour de dire et juger que l’Allemagne :
1) a manqué et continue de manquer aux obligations qui lui incombent en vertu de la convention sur le génocide, en particulier celles prévues à l’article premier, en s’abstenant, en toute connaissance de cause, de prévenir le génocide en cours du peuple palestinien, en particulier les Gazaouis ;
2) a manqué et continue de manquer aux obligations qui lui incombent en vertu de la convention sur le génocide, en particulier celles prévues à l’article premier, non seulement en s’abstenant de prévenir le génocide en cours, mais aussi en fournissant à Israël une aide, y compris du matériel militaire, qui serait et pourrait être utilisée par Israël pour commettre le génocide, et en retirant sa contribution à l’aide financière aux victimes que distribue l’UNRWA ;
3) a manqué et continue de manquer aux obligations qui lui incombent en vertu de l’article premier de la quatrième convention de Genève et des principes intransgressibles du droit humanitaire, non seulement en ne veillant pas à ce que les prescriptions de cette convention soient respectées, mais encore en fournissant une aide, y compris du matériel militaire, qui serait et pourrait être utilisée pour commettre un génocide, des crimes contre l’humanité, des infractions graves aux conventions de Genève de 1949, des attaques dirigées contre des biens de caractère civil ou des personnes civiles et protégées comme telles, ou d’autres crimes de guerre, en violation des obligations qui lui incombent en vertu des conventions de Genève de 1949 et du droit international coutumier, et en retirant son aide financière à l’UNRWA ;
4) a manqué et continue de manquer aux obligations qui lui incombent en vertu du droit international humanitaire, non seulement en ne veillant pas à ce que cet ensemble de règles énonçant le principe élémentaire d’humanité soit respecté par Israël, mais aussi en prêtant aide et assistance à Israël et en retirant son aide financière à l’UNRWA ;
5) a manqué et continue de manquer à ses obligations conventionnelles et coutumières, y compris celle de faciliter la réalisation du droit du peuple palestinien à l’autodétermination et d’y coopérer, en fournissant à Israël une aide, et en particulier du matériel militaire, qui est utilisée pour dénier ce droit au peuple palestinien et qui, en outre, contribue à l’imposition et au maintien d’un régime d’apartheid ;
6) a violé et continue de violer le droit international en refusant de poursuivre, faire juger et punir les personnes responsables ou accusées de crimes graves de droit international, y compris les crimes de guerre et le crime d’apartheid, que ces personnes soient ou non des nationaux allemands ;
7) doit mettre immédiatement fin à ses manquements aux obligations internationales susmentionnées ;
8) doit donner des assurances de non-répétition de ses manquements aux obligations susmentionnées ;
9) doit réparer intégralement le préjudice causé par son fait internationalement illicite. »
- 3 -
3. Dans sa requête, le Nicaragua entend fonder la compétence de la Cour sur la déclaration qu’il a faite le 24 septembre 1929 en vertu de l’article 36 du Statut de la Cour permanente de Justice internationale (puis modifiée le 23 octobre 2001) et qui, aux termes du paragraphe 5 de l’article 36 du Statut de la présente Cour, est considérée, pour la durée lui restant à courir, comme comportant acceptation de la juridiction obligatoire de la Cour, ainsi que sur la déclaration faite le 30 avril 2008 par l’Allemagne en vertu du paragraphe 2 de l’article 36 du Statut. Le Nicaragua entend également fonder la compétence de la Cour sur l’article IX de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (ci-après la « convention sur le génocide » ou la « convention »).
4. La requête contenait une demande en indication de mesures conservatoires, présentée au titre de l’article 41 du Statut de la Cour et des articles 73, 74 et 75 de son Règlement.
5. Au terme de sa demande, le Nicaragua prie la Cour d’indiquer les mesures conservatoires suivantes :
« 1) L’Allemagne doit suspendre immédiatement son aide à Israël, notamment son assistance militaire dont la fourniture de matériel militaire, dans la mesure où cette aide pourrait servir à commettre des violations de la convention sur le génocide, du droit international humanitaire ou d’autres normes impératives du droit international général, telles que le droit du peuple palestinien à l’autodétermination et son droit de ne pas être soumis à un régime d’apartheid ;
2) L’Allemagne doit immédiatement tout mettre en oeuvre pour que les armes déjà livrées à Israël ne soient pas utilisées pour commettre un génocide ou contribuer à des actes de génocide, ni d’une manière qui enfreindrait le droit international humanitaire ;
3) L’Allemagne doit immédiatement faire tout son possible pour se conformer aux obligations que lui impose le droit humanitaire ;
4) L’Allemagne doit revenir sur sa décision de suspendre son financement de l’UNRWA de manière à se conformer aux obligations qui lui incombent de prévenir le génocide et les actes de génocide ainsi que de prévenir la violation des droits humanitaires du peuple palestinien, y compris l’obligation de faire tout son possible pour que l’aide humanitaire parvienne au peuple palestinien, plus particulièrement à Gaza ;
5) L’Allemagne doit coopérer pour faire cesser les violations graves de normes impératives du droit international en mettant fin au soutien qu’elle apporte à Israël, notamment en cessant de lui fournir du matériel militaire qui pourrait servir pour commettre de graves crimes de droit international, et continuer d’apporter à l’UNRWA le soutien sur lequel cet organisme compte et dont ses activités sont tributaires. »
6. Le greffier adjoint a immédiatement communiqué au Gouvernement de l’Allemagne la requête contenant la demande en indication de mesures conservatoires, conformément au paragraphe 2 de l’article 40 du Statut de la Cour et au paragraphe 2 de l’article 73 de son Règlement. Il a également informé le Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies du dépôt par le Nicaragua de cette requête et de cette demande.
- 4 -
7. En attendant que la communication prévue au paragraphe 3 de l’article 40 du Statut de la Cour ait été effectuée, le greffier, par lettre en date du 4 mars 2024, a informé tous les États admis à ester devant la Cour du dépôt de la requête et de la demande en indication de mesures conservatoires.
8. La Cour ne comptant sur le siège aucun juge de nationalité nicaraguayenne, le Nicaragua s’est prévalu du droit que lui confère le paragraphe 3 de l’article 31 du Statut de procéder à la désignation d’un juge ad hoc pour siéger en l’affaire ; il a désigné M. Awn Shawkat Al-Khasawneh.
9. Par lettres en date du 5 mars 2024, le greffier a fait connaître aux Parties que la Cour, conformément au paragraphe 3 de l’article 74 de son Règlement, avait fixé aux lundi 8 avril et mardi 9 avril 2024 les dates de la procédure orale sur la demande en indication de mesures conservatoires.
10. Au cours des audiences publiques, des observations orales sur la demande en indication de mesures conservatoires ont été présentées par :
Au nom du Nicaragua : S. Exc. M. Carlos José Argüello Gómez,
M. Daniel Müller,
M. Alain Pellet.
Au nom de l’Allemagne : Mme Tania von Uslar-Gleichen,
M. Christian J. Tams,
M. Samuel Wordsworth,
Mme Anne Peters,
M. Paolo Palchetti.
11. Au terme de ses plaidoiries, le Nicaragua a prié la Cour
« d’indiquer de toute urgence, dans l’attente de sa décision au fond en la présente affaire, et après avoir rappelé aux Parties les obligations qu’elles ont de respecter le droit humanitaire ainsi que de coopérer pour faire cesser les violations graves de normes impératives du droit international, les mesures conservatoires suivantes relativement à la participation de l’Allemagne au génocide plausible en cours et aux violations graves du droit international humanitaire et d’autres normes impératives du droit international général qui sont commises dans la bande de Gaza et dans d’autres parties de la Palestine :
1) L’Allemagne doit suspendre immédiatement son aide à Israël, notamment son assistance militaire ainsi que l’exportation et les autorisations d’exportation de matériel militaire et d’armes de guerre, dans la mesure où cette aide sert ou pourrait servir à commettre ou à faciliter des violations graves de la convention sur le génocide, du droit international humanitaire ou d’autres normes impératives du droit international général ;
2) L’Allemagne doit immédiatement veiller à ce que le matériel militaire, les armes de guerre et les autres équipements utilisés à des fins militaires qui ont déjà été livrés à Israël par l’État allemand ou des entités allemandes ne servent pas à commettre ou à faciliter des violations graves de la convention sur le génocide, du droit international humanitaire ou d’autres normes impératives du droit international général ;
3) L’Allemagne doit rétablir son soutien et son financement de l’UNRWA en ce qui concerne les opérations de celui-ci à Gaza. »
- 5 -
12. Au terme de ses plaidoiries, l’Allemagne a prié la Cour
« 1) de rejeter la demande en indication de mesures conservatoires présentée par la République du Nicaragua ;
2) de rayer de son rôle l’instance introduite par la République du Nicaragua le 1er mars 2024 ».
*
* *
13. La Cour rappelle que, conformément à l’article 41 du Statut, elle a « le pouvoir d’indiquer, si elle estime que les circonstances l’exigent, quelles mesures conservatoires du droit de chacun doivent être prises à titre provisoire ». En la présente espèce, la Cour considère qu’elle doit d’abord déterminer si le Nicaragua a suffisamment démontré que les circonstances, telles qu’elles se présentent actuellement à elle, sont de nature à exiger l’exercice de son pouvoir d’indiquer des mesures conservatoires.
* *
14. Le Nicaragua avance que, en fournissant des armes à Israël et en suspendant le financement de l’Office de secours et de travaux des Nations Unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA), l’Allemagne a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de la convention sur le génocide et du droit international humanitaire, dont les conventions de Genève du 12 août 1949 (ci-après les « conventions de Genève ») et les protocoles additionnels du 8 juin 1977, ainsi qu’à ses principes intransgressibles. Le Nicaragua affirme que le Gouvernement allemand a autorisé, pour l’année 2023, des exportations « de matériel militaire et d’armes de guerre » pour un montant supérieur à 326 millions d’euros  soit plus de dix fois plus que pour l’année 2022  et que, sur ce total, des autorisations concernant du matériel militaire pour un montant de près de 300 millions d’euros ont été accordées depuis le début de l’opération militaire menée par Israël dans la bande de Gaza. Le Nicaragua soutient en outre que, au début de 2024, le Gouvernement allemand a délivré des autorisations d’exportation « de matériel militaire et d’armes de guerre » pour un montant de plus de 9 millions d’euros. Le Nicaragua affirme que l’Allemagne ne pouvait pas ignorer la situation à Gaza, ni que le « matériel militaire et les armes de guerre » qu’elle fournissait seraient probablement utilisés par Israël pour « bombarder et tuer des milliers d’enfants, de femmes et d’hommes palestiniens ». Il affirme également que l’Allemagne non seulement manque à son obligation de prévenir et de punir les violations de la convention sur le génocide et du droit international humanitaire, mais qu’elle s’en rend « complice en prêtant aide et assistance à leur commission ».
15. En réponse, l’Allemagne fait valoir, premièrement, qu’elle s’est acquittée de l’obligation qui incombe aux États parties à la convention sur le génocide de prévenir la commission du génocide en ayant continûment recours à tous les moyens raisonnables à sa disposition, pour exercer son
- 6 -
influence sur Israël afin d’améliorer la situation à Gaza, et pour fournir de l’aide humanitaire à la population de Gaza. Deuxièmement, elle soutient que l’obligation, pouvant découler de l’article premier commun aux conventions de Genève, qui est faite aux États non parties à un conflit armé n’impose pas à ceux-ci de s’abstenir totalement de soutenir militairement un État partie à un conflit armé. Les États qui fournissent des armes à une zone en proie à un conflit armé sont par contre tenus, avant de prendre des décisions au sujet d’exportations de matériel militaire et d’armes, de procéder à une évaluation appropriée des risques pour déterminer si ces armes seront utilisées pour commettre des violations des obligations prévues par les règles applicables du droit international. L’Allemagne affirme en outre qu’elle a adopté des normes très strictes en matière de délivrance d’autorisations afin d’évaluer s’il existe le moindre risque que l’État destinataire commette des violations graves de la convention sur le génocide, du droit international humanitaire et d’autres normes impératives du droit international. Selon l’Allemagne, rien ne montre que le fait qu’elle fournisse du matériel militaire à Israël aurait contribué à la commission d’un génocide allégué ou de violations du droit international humanitaire.
* *
16. La Cour note que l’Allemagne, ainsi qu’elle l’a fait valoir, est liée par le traité sur le commerce des armes du 2 avril 2013 et par la position commune 2008/944/PESC du Conseil de l’Union européenne du 8 décembre 2008 (telle que modifiée par la décision (PESC) 2019/1560 du Conseil, publiée le 17 septembre 2019), qui définit les règles communes régissant le contrôle des exportations de technologie et d’équipements militaires.
17. La Cour relève en outre, ainsi que l’Allemagne l’a également fait valoir, que le cadre juridique allemand relatif à la fabrication, à la commercialisation et à l’exportation d’armes de guerre et d’autre matériel militaire prévoit un processus interinstitutionnel faisant intervenir au moins deux ministères, et éventuellement davantage selon l’objet de la demande d’autorisation. Conformément à ce cadre juridique, deux catégories de technologie et de matériel militaires sont soumises à autorisation, les « armes de guerre » et les « autres matériels militaires ». L’exportation des « armes de guerre », qui comprennent les avions de combat, les blindés, les armes automatiques et certaines munitions et parties essentielles correspondantes, est soumise à deux autorisations préalables. L’exportation des « autres matériels militaires », qui visent notamment les matériels de défense contre les risques chimiques, les équipements de protection tels que les casques et le matériel de protection corporelle, ainsi que le matériel de communication, est soumise à une seule autorisation préalable. En application du cadre juridique allemand, pour chaque autorisation accordée, le Gouvernement allemand procède à une évaluation pour vérifier s’il existe un risque manifeste que l’article particulier soumis à autorisation soit utilisé pour commettre un génocide, des crimes contre l’humanité ou des violations graves des quatre conventions de Genève.
18. La Cour note de surcroît, ainsi que l’Allemagne l’a indiqué, que la valeur des équipements pour lesquels des autorisations ont été accordées a nettement diminué depuis novembre 2023, passant d’environ 200 millions d’euros en octobre 2023 à environ 24 millions d’euros en novembre 2023, et finalement à environ 1 million d’euros en mars 2024. La Cour note également que, selon l’Allemagne, seules quatre autorisations pour « armes de guerre » ont été accordées depuis le 7 octobre 2023 : deux concernaient des munitions à fin d’entraînement, une des charges propulsives à des fins d’essai, et une l’exportation de 3 000 armes antichars portables. Elle note en outre qu’Israël
- 7 -
avait aussi pris contact avec le Gouvernement allemand en 2023 au sujet de munitions pour blindés et qu’aucune décision n’a jusqu’ici été prise par la défenderesse. De plus, selon l’Allemagne, la procédure d’autorisation pour l’exportation d’un sous-marin à Israël est pendante, étant donné qu’une seule des deux autorisations requises a, pour l’instant, été délivrée. Enfin, la Cour prend note de la déclaration de l’Allemagne indiquant que 98 % des autorisations délivrées depuis le 7 octobre 2023 relevaient de la catégorie des « autres matériels militaires » et non de celle des « armes de guerre ».
19. Pour ce qui est de la demande du Nicaragua tendant à ce que l’Allemagne « rétabli[sse] son soutien et son financement de l’UNRWA en ce qui concerne les opérations de celui-ci à Gaza » (voir le paragraphe 11 ci-dessus), la Cour note que l’Allemagne a annoncé le 27 janvier 2024 sa décision de suspendre sa contribution à l’UNRWA s’agissant des opérations à Gaza. À cet égard, la Cour relève, tout d’abord, que les contributions à l’UNRWA ont un caractère volontaire. Elle relève en outre que, selon les informations que l’Allemagne lui a fournies, aucun nouveau versement ne devait être effectué par celle-ci dans les semaines qui ont suivi l’annonce de sa décision. La Cour note enfin que l’Allemagne a indiqué qu’elle avait soutenu des initiatives visant à financer les travaux de l’Office, en particulier par l’intermédiaire du versement de 50 millions d’euros effectué par l’Union européenne à l’UNRWA le 1er mars 2024, ainsi que par son appui financier et matériel à d’autres organisations opérant dans la bande de Gaza.
20. Sur la base des informations factuelles et des arguments juridiques présentés par les Parties, la Cour conclut que, à l’heure actuelle, les circonstances ne sont pas de nature à exiger l’exercice de son pouvoir d’indiquer des mesures conservatoires en vertu de l’article 41 du Statut.
*
21. En ce qui concerne la demande de l’Allemagne tendant à ce que l’instance soit rayée du rôle (voir le paragraphe 12 ci-dessus), la Cour fait observer que, comme elle l’a indiqué par le passé, elle peut, en cas d’incompétence manifeste, rayer une affaire de son rôle au stade des mesures conservatoires (Licéité de l’emploi de la force (Yougoslavie c. Espagne), mesures conservatoires, ordonnance du 2 juin 1999, C.I.J. Recueil 1999 (II), p. 773, par. 35 ; Licéité de l’emploi de la force (Yougoslavie c. États-Unis d’Amérique), mesures conservatoires, ordonnance du 2 juin 1999, C.I.J. Recueil 1999 (II), p. 925, par. 29 ; Immunités et procédures pénales (Guinée équatoriale c. France), mesures conservatoires, ordonnance du 7 décembre 2016, C.I.J. Recueil 2016 (II), p. 1165, par. 70). Si tel n’est pas le cas, la Cour ne peut procéder à une telle radiation (Activités armées sur le territoire du Congo (nouvelle requête : 2002) (République démocratique du Congo c. Rwanda), mesures conservatoires, ordonnance du 10 juillet 2002, C.I.J. Recueil 2002, p. 249, par. 91 ; Immunités et procédures pénales (Guinée équatoriale c. France), mesures conservatoires, ordonnance du 7 décembre 2016, C.I.J. Recueil 2016 (II), p. 1165, par. 70). En la présente affaire, à défaut d’incompétence manifeste, la Cour ne saurait accéder à la demande de l’Allemagne.
*
* *
- 8 -
22. La Cour rappelle que, dans son ordonnance du 26 janvier 2024, elle a noté que l’opération militaire conduite par Israël à la suite de l’attaque du 7 octobre 2023 avait fait « de très nombreux morts et blessés et causé la destruction massive d’habitations, le déplacement forcé de l’écrasante majorité de la population et des dommages considérables aux infrastructures civiles » (Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide dans la bande de Gaza (Afrique du Sud c. Israël), mesures conservatoires, ordonnance du 26 janvier 2024, par. 46). Elle reste en outre profondément préoccupée par les conditions désastreuses dans lesquelles vivent les Palestiniens de la bande de Gaza, en particulier au vu de la privation prolongée et généralisée de nourriture et d’autres produits de première nécessité à laquelle ceux-ci sont soumis, ainsi qu’elle l’a constaté dans son ordonnance du 28 mars 2024 (Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide dans la bande de Gaza (Afrique du Sud c. Israël), mesures conservatoires, ordonnance du 28 mars 2024, par. 18).
23. La Cour rappelle que, en vertu de l’article premier commun aux conventions de Genève, tous les États parties ont l’obligation de « respecter et [de] faire respecter » ces conventions « en toutes circonstances ». Il résulte de cette disposition l’obligation de chaque État partie à ces conventions, « qu’il soit partie ou non à un conflit déterminé, de faire respecter les prescriptions des instruments concernés » (Conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé, avis consultatif, C.I.J. Recueil 2004 (I), p. 199-200, par. 158). Une telle obligation « ne découle pas seulement des conventions elles-mêmes, mais des principes généraux du droit humanitaire dont les conventions ne sont que l’expression concrète » (Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. États-Unis d’Amérique), fond, arrêt, C.I.J. Recueil 1986, p. 114, par. 220). S’agissant de la convention sur le génocide, la Cour a eu l’occasion de relever que l’obligation de prévenir la commission du crime de génocide, en application de l’article premier, exige des États parties qui avaient connaissance, ou auraient dû normalement avoir connaissance, de l’existence d’un risque sérieux de commission d’actes de génocide, qu’ils mettent en oeuvre tous les moyens qui sont raisonnablement à leur disposition en vue d’empêcher, dans la mesure du possible, le génocide (Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 221-222, par. 430-431). En outre, les États parties sont tenus par la convention sur le génocide de ne commettre aucun des autres actes énumérés à l’article III (ibid., p. 114, par. 168).
24. De surcroît, la Cour estime particulièrement important de rappeler à tous les États les obligations internationales qui leur incombent en ce qui concerne le transfert d’armes à des parties à un conflit armé, afin d’éviter le risque que ces armes soient utilisées pour commettre des violations des conventions susmentionnées. Toutes ces obligations incombent à l’Allemagne en tant qu’État partie auxdites conventions lorsqu’elle fournit des armes à Israël.
*
* *
- 9 -
25. La Cour réaffirme que la décision rendue en la présente procédure ne préjuge en rien la question de sa compétence pour connaître du fond de l’affaire, ni aucune question relative à la recevabilité de la requête ou au fond lui-même. Cette décision laisse intact le droit des Gouvernements du Nicaragua et de l’Allemagne de faire valoir leurs moyens en ces matières.
*
* *
26. Par ces motifs,
LA COUR,
Par quinze voix contre une,
Dit que les circonstances, telles qu’elles se présentent actuellement à elle, ne sont pas de nature à exiger l’exercice de son pouvoir d’indiquer des mesures conservatoires en vertu de l’article 41 du Statut.
POUR : M. Salam, président ; Mme Sebutinde, vice-présidente ; MM. Tomka, Abraham, Yusuf, Mme Xue, MM. Bhandari, Iwasawa, Nolte, Mme Charlesworth, MM. Brant, Gómez Robledo, Mme Cleveland, MM. Aurescu, Tladi, juges ;
CONTRE : M. Al-Khasawneh, juge ad hoc.
Fait en français et en anglais, le texte français faisant foi, au Palais de la Paix, à La Haye, le trente avril deux mille vingt-quatre, en trois exemplaires, dont l’un restera déposé aux archives de la Cour et les autres seront transmis respectivement au Gouvernement de la République du Nicaragua et au Gouvernement de la République fédérale d’Allemagne.
Le président,
(Signé) Nawaf SALAM.
Le greffier,
(Signé) Philippe GAUTIER.
- 10 -
Mme la juge SEBUTINDE, vice-présidente, joint à l’ordonnance l’exposé de son opinion individuelle ; M. le juge IWASAWA joint à l’ordonnance l’exposé de son opinion individuelle ; Mme la juge CLEVELAND et M. le juge TLADI joignent des déclarations à l’ordonnance ; M. le juge ad hoc AL-KHASAWNEH joint à l’ordonnance l’exposé de son opinion dissidente.
(Paraphé) N.S.
(Paraphé) Ph.G.
___________

Document file FR
Document Long Title

Ordonnance du 30 avril 2024

Order
10
Links