Ordonnance du 17 novembre 2023

Document Number
180-20231117-ORD-01-00-EN
Document Type
Incidental Proceedings
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17 NOVEMBER 2023
ORDER
APPLICATION OF THE INTERNATIONAL CONVENTION ON THE ELIMINATION OF ALL FORMS OF RACIAL DISCRIMINATION (ARMENIA v. AZERBAIJAN)
___________
APPLICATION DE LA CONVENTION INTERNATIONALE SUR L’ÉLIMINATION DE TOUTES LES FORMES DE DISCRIMINATION RACIALE (ARMÉNIE c. AZERBAÏDJAN)
17 NOVEMBRE 2023
ORDONNANCE
TABLE DES MATIÈRES
Paragraphes
QUALITÉS 1-22
I. INTRODUCTION 23-26
II. OBSERVATIONS GÉNÉRALES 27-29
III. COMPÉTENCE PRIMA FACIE 30
IV. DROITS DONT LA PROTECTION EST RECHERCHÉE ET LIEN ENTRE CES DROITS ET LES MESURES DEMANDÉES 31-46
V. RISQUE DE PRÉJUDICE IRRÉPARABLE ET URGENCE 47-65
VI. CONCLUSION ET MESURES À ADOPTER 66-73
DISPOSITIF 74
___________
COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE
ANNÉE 2023
2023
17 novembre
Rôle général
no 180
17 novembre 2023
APPLICATION DE LA CONVENTION INTERNATIONALE SUR L’ÉLIMINATION DE TOUTES LES FORMES DE DISCRIMINATION RACIALE
(ARMÉNIE c. AZERBAÏDJAN)
DEMANDE EN INDICATION DE MESURES CONSERVATOIRES
ORDONNANCE
Présents : MME DONOGHUE, présidente ; M. GEVORGIAN, vice-président ; MM. TOMKA, BENNOUNA, YUSUF, MMES XUE, SEBUTINDE, MM. BHANDARI, SALAM, IWASAWA, NOLTE, MME CHARLESWORTH, M. BRANT, juges ; MM. DAUDET, KOROMA, juges ad hoc ; M. GAUTIER, greffier.
La Cour internationale de Justice,
Ainsi composée,
Après délibéré en chambre du conseil,
Vu les articles 41 et 48 du Statut de la Cour et les articles 73, 74, 75 et 76 de son Règlement,
Rend l’ordonnance suivante :
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1. Par requête déposée au Greffe de la Cour le 16 septembre 2021, la République d’Arménie (ci-après l’« Arménie ») a introduit contre la République d’Azerbaïdjan (ci-après l’« Azerbaïdjan ») une instance concernant des violations alléguées de la convention internationale du 21 décembre 1965 sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (ci-après la « CIEDR »).
2. La requête contenait une demande en indication de mesures conservatoires présentée au titre de l’article 41 du Statut de la Cour et des articles 73, 74 et 75 de son Règlement (la « première demande »).
3. La Cour ne comptant sur le siège aucun juge de la nationalité de l’une ou l’autre Partie, chacune d’elles s’est prévalue du droit que lui confère l’article 31 du Statut de désigner un juge ad hoc pour siéger en l’affaire. L’Arménie a désigné M. Yves Daudet et l’Azerbaïdjan, M. Kenneth Keith. À la suite de la démission de M. Keith, l’Azerbaïdjan a désigné M. Abdul G. Koroma pour le remplacer en qualité de juge ad hoc en l’affaire.
4. Par ordonnance en date du 7 décembre 2021, la Cour, après avoir entendu les Parties, a indiqué les mesures conservatoires suivantes :
« 1) La République d’Azerbaïdjan doit, conformément aux obligations que lui impose la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale,
a) Protéger contre les voies de fait et les sévices toutes les personnes arrêtées en relation avec le conflit de 2020 qui sont toujours en détention et garantir leur sûreté et leur droit à l’égalité devant la loi ;
b) Prendre toutes les mesures nécessaires pour empêcher l’incitation et l’encouragement à la haine et à la discrimination raciales, y compris par ses agents et ses institutions publiques, à l’égard des personnes d’origine nationale ou ethnique arménienne ;
c) Prendre toutes les mesures nécessaires pour empêcher et punir les actes de dégradation et de profanation du patrimoine culturel arménien, notamment, mais pas seulement, les églises et autres lieux de culte, monuments, sites, cimetières et artefacts ;
2) Les deux Parties doivent s’abstenir de tout acte qui risquerait d’aggraver ou d’étendre le différend dont la Cour est saisie ou d’en rendre le règlement plus difficile. » (Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Arménie c. Azerbaïdjan), mesures conservatoires, ordonnance du 7 décembre 2021, C.I.J. Recueil 2021, p. 393, par. 98.)
5. Par ordonnance en date du 21 janvier 2022, la Cour a fixé au 23 janvier 2023 et au 23 janvier 2024, respectivement, la date d’expiration des délais pour le dépôt d’un mémoire par l’Arménie et d’un contre-mémoire par l’Azerbaïdjan. Le mémoire a été déposé dans le délai ainsi prescrit.
6. Par lettre en date du 16 septembre 2022, l’Arménie, se référant à l’article 76 du Règlement de la Cour, a sollicité une modification de l’ordonnance rendue par la Cour le 7 décembre 2021 (la « deuxième demande »).
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7. Par ordonnance en date du 12 octobre 2022, la Cour a jugé que « les circonstances, telles qu’elles se présent[ai]ent [alors] à elle, n[’étaie]nt pas de nature à exiger l’exercice de son pouvoir de modifier les mesures indiquées dans l’ordonnance du 7 décembre 2021 ». Elle a réaffirmé les mesures conservatoires indiquées dans ladite ordonnance, en particulier celle enjoignant aux Parties de s’abstenir de tout acte qui risquerait d’aggraver ou d’étendre le différend dont elle était saisie ou d’en rendre le règlement plus difficile (Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Arménie c. Azerbaïdjan), mesures conservatoires, ordonnance du 12 octobre 2022, C.I.J. Recueil 2022 (II), p. 583-584, par. 23).
8. Par lettre en date du 28 décembre 2022, l’Arménie, se référant à l’article 41 du Statut de la Cour et à l’article 73 de son Règlement, a présenté une nouvelle demande en indication de mesures conservatoires et, par lettre en date du 26 janvier 2023, a communiqué à la Cour le texte d’une mesure conservatoire supplémentaire qu’elle sollicitait (la « troisième demande »).
9. Par ordonnance en date du 22 février 2023, la Cour, après avoir entendu les Parties, a indiqué la mesure conservatoire suivante :
« La République d’Azerbaïdjan doit, dans l’attente de la décision finale en l’affaire et conformément aux obligations qui lui incombent au titre de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale, prendre toutes les mesures dont elle dispose afin d’assurer la circulation sans entrave des personnes, des véhicules et des marchandises le long du corridor de Latchine dans les deux sens. » (Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Arménie c. Azerbaïdjan), mesures conservatoires, ordonnance du 22 février 2023, par. 67.)
10. Le 21 avril 2023, dans le délai prescrit au paragraphe 1 de l’article 79bis du Règlement de la Cour, l’Azerbaïdjan a soulevé des exceptions préliminaires d’incompétence de la Cour et d’irrecevabilité de certaines demandes présentées dans la requête. Par ordonnance en date du 25 avril 2023, la Cour, notant que la procédure sur le fond était suspendue en application du paragraphe 3 de l’article 79bis de son Règlement, et compte tenu de l’instruction de procédure V, a fixé au 21 août 2023 la date d’expiration du délai dans lequel l’Arménie pourrait présenter un exposé écrit contenant ses observations et conclusions sur les exceptions préliminaires soulevées par l’Azerbaïdjan. Cet exposé a été déposé dans le délai ainsi fixé.
11. Par lettre en date du 12 mai 2023, reçue au Greffe le 15 mai 2023, l’Arménie, se référant à l’article 76 du Règlement de la Cour, a sollicité une modification de l’ordonnance rendue par la Cour le 22 février 2023 (la « quatrième demande »).
12. Par ordonnance en date du 6 juillet 2023, la Cour a conclu que les circonstances, telles qu’elles se présentaient alors à elle, n’étaient « pas de nature à exiger l’exercice de son pouvoir de modifier l’ordonnance du 22 février 2023 indiquant une mesure conservatoire », et a réaffirmé la mesure conservatoire indiquée dans ladite ordonnance.
13. Le 28 septembre 2023, l’Arménie, se référant à l’article 41 du Statut de la Cour et à l’article 73 de son Règlement, a présenté une nouvelle demande en indication de mesures conservatoires (la « cinquième demande »), objet de la présente ordonnance.
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14. Dans sa demande, l’Arménie affirme que, le 19 septembre 2023, l’Azerbaïdjan « a lancé une offensive militaire de grande envergure contre les 120 000 habitants d’origine ethnique arménienne du Haut-Karabakh, bombardant de manière indiscriminée la capitale, Stepanakert, et d’autres zones habitées par des civils ». Elle ajoute que l’attaque a fait des centaines de morts et de blessés, notamment parmi les civils, et a entraîné le déplacement forcé de dizaines de milliers de personnes d’origine ethnique arménienne du Haut-Karabakh vers l’Arménie.
15. À la fin de cette demande, l’Arménie prie la Cour d’indiquer les mesures conservatoires suivantes :
« 1) L’Azerbaïdjan doit s’abstenir de prendre toute mesure qui pourrait emporter manquement aux obligations qu’il tient de la CIEDR.
2) L’Azerbaïdjan doit s’abstenir de tout acte ayant directement ou indirectement pour but ou pour effet de déplacer du Haut-Karabakh les personnes d’origine ethnique arménienne qui s’y trouvent encore, ou d’empêcher le retour sûr et rapide dans leurs foyers des personnes déplacées pendant la récente offensive militaire, notamment celles qui ont fui vers l’Arménie ou des États tiers, tout en permettant à celles qui le souhaitent de quitter le Haut-Karabakh sans entrave.
3) L’Azerbaïdjan doit retirer tous les personnels militaires et policiers de tous les établissements civils du Haut-Karabakh occupés depuis son attaque armée du 19 septembre 2023.
4) L’Azerbaïdjan doit faciliter, et s’abstenir d’entraver d’une quelconque façon, l’accès de l’Organisation des Nations Unies et de ses institutions spécialisées à la population d’origine ethnique arménienne du Haut-Karabakh, et s’abstenir de s’ingérer d’une quelconque façon dans leurs activités.
5) L’Azerbaïdjan doit faciliter, et s’abstenir d’entraver d’une quelconque façon, l’intervention du Comité international de la Croix-Rouge pour fournir une aide humanitaire aux personnes d’origine ethnique arménienne du Haut-Karabakh, et coopérer avec ce comité pour remédier aux autres conséquences du récent conflit.
6) L’Azerbaïdjan doit immédiatement faciliter le rétablissement complet des services publics dans le Haut-Karabakh, notamment l’approvisionnement en gaz et en électricité, et s’abstenir de les suspendre à l’avenir.
7) L’Azerbaïdjan doit s’abstenir de prendre des mesures punitives contre toute personne qui est actuellement, ou a été par le passé, un représentant politique ou un membre des forces armées du Haut-Karabakh.
8) L’Azerbaïdjan ne doit modifier ni détruire aucun monument à la mémoire du génocide arménien de 1915 ni aucun autre monument ou bien ou site culturel arménien présent dans le Haut-Karabakh.
9) L’Azerbaïdjan doit reconnaître les registres d’état civil, documents d’identité, titres de propriété et registres fonciers établis par les autorités du Haut-Karabakh et leur donner effet, et ne doit pas détruire ni confisquer ces registres et documents.
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10) L’Azerbaïdjan doit soumettre à la Cour un rapport sur l’ensemble des mesures qu’il aura prises pour exécuter l’ordonnance en indication de mesures conservatoires dans un délai d’un mois à compter de la date de celle-ci, puis tous les trois mois jusqu’à ce que la Cour ait statué définitivement en l’affaire. »
16. L’Arménie prie également la Cour
« de réaffirmer les obligations qu’elle a déjà faites à l’Azerbaïdjan dans ses ordonnances antérieures, à savoir “[p]rotéger contre les voies de fait et les sévices toutes les personnes arrêtées en relation avec le conflit de 2020 qui sont toujours en détention et garantir leur sûreté et leur droit à l’égalité devant la loi”, “[p]rendre toutes les mesures nécessaires pour empêcher et punir les actes de dégradation et de profanation du patrimoine culturel arménien, notamment, mais pas seulement, les églises et autres lieux de culte, monuments, sites, cimetières et artefacts”, “prendre toutes les mesures dont [il] dispose afin d’assurer la circulation sans entrave des personnes, des véhicules et des marchandises le long du corridor de Latchine dans les deux sens”, et “s’abstenir de tout acte qui risquerait d’aggraver ou d’étendre le différend dont la Cour est saisie ou d’en rendre le règlement plus difficile” ».
17. Le greffier a immédiatement transmis copie de la cinquième demande au Gouvernement de l’Azerbaïdjan, conformément au paragraphe 2 de l’article 73 du Règlement de la Cour. Il a également informé le Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies du dépôt par l’Arménie de cette demande.
18. Par lettres en date du 2 octobre 2023, le greffier a informé les Parties que la Cour avait fixé au 12 octobre 2023 la date de la procédure orale sur la cinquième demande.
19. Par lettre en date du 2 octobre 2023, l’Azerbaïdjan a apporté une « première réponse » à la cinquième demande. Il expliquait en particulier que, le 19 septembre 2023, il avait « engagé des mesures locales de lutte contre le terrorisme sur son territoire souverain afin de répondre à une grave menace pour la sécurité au Garabagh », précisant que ces mesures visaient exclusivement des cibles militaires arméniennes et qu’il y avait mis fin le lendemain, en donnant l’assurance d’instaurer un cessez-le-feu complet lorsque les formations militaires arméniennes auraient accepté de se dissoudre et de désarmer. L’Azerbaïdjan ajoutait que, peu après cette opération, le président de la République avait dit clairement que les habitants d’origine ethnique arménienne du Garabagh étaient les bienvenus en Azerbaïdjan et qu’ils jouissaient des mêmes droits que les autres ressortissants du pays.
20. À l’audience publique du 12 octobre 2023, des observations orales sur la cinquième demande ont été présentées par :
Au nom de l’Arménie : S. Exc. M. Yeghishe Kirakosyan,
M. Lawrence H. Martin,
M. Linos-Alexandre Sicilianos,
Mme Alison Macdonald,
M. Sean Murphy,
M. Pierre d’Argent.
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Au nom de l’Azerbaïdjan : S. Exc. M. Elnur Mammadov,
M. Rodney Dixon,
M. Samuel Wordsworth,
M. Stefan Talmon.
21. Au terme de ses plaidoiries, l’Arménie a prié la Cour d’indiquer les mesures conservatoires suivantes :
« 1) L’Azerbaïdjan doit s’abstenir de prendre toute mesure qui pourrait emporter manquement aux obligations qu’il tient de la CIEDR.
2) L’Azerbaïdjan doit s’abstenir de tout acte ayant directement ou indirectement pour but ou pour effet de déplacer du Haut-Karabakh les personnes d’origine ethnique arménienne qui s’y trouvent encore, ou d’empêcher le retour sûr et rapide dans leurs foyers des personnes déplacées pendant la récente offensive militaire, notamment celles qui ont fui vers l’Arménie ou des États tiers, tout en permettant à celles qui le souhaitent de quitter le Haut-Karabakh sans entrave.
3) L’Azerbaïdjan doit retirer tous les personnels militaires et policiers de tous les établissements civils du Haut-Karabakh occupés depuis son attaque armée du 19 septembre 2023.
4) L’Azerbaïdjan doit faciliter, et s’abstenir d’entraver d’une quelconque façon, l’accès de l’Organisation des Nations Unies et de ses institutions spécialisées à la population d’origine ethnique arménienne du Haut-Karabakh, et s’abstenir de s’ingérer d’une quelconque façon dans leurs activités.
5) L’Azerbaïdjan doit faciliter, et s’abstenir d’entraver d’une quelconque façon, l’intervention du Comité international de la Croix-Rouge pour fournir une aide humanitaire aux personnes d’origine ethnique arménienne du Haut-Karabakh, et coopérer avec ce comité pour remédier aux autres conséquences du récent conflit.
6) L’Azerbaïdjan doit immédiatement faciliter le rétablissement complet des services publics dans le Haut-Karabakh, notamment l’approvisionnement en gaz et en électricité, et s’abstenir de les suspendre à l’avenir.
7) L’Azerbaïdjan doit s’abstenir de prendre des mesures punitives contre toute personne qui est actuellement, ou a été par le passé, un représentant politique ou un membre des forces armées du Haut-Karabakh.
8) L’Azerbaïdjan ne doit modifier ni détruire aucun monument à la mémoire du génocide arménien de 1915 ni aucun autre monument ou bien ou site culturel arménien présent dans le Haut-Karabakh.
9) L’Azerbaïdjan doit reconnaître les registres d’état civil, documents d’identité, titres de propriété et registres fonciers établis par les autorités du Haut-Karabakh et leur donner effet, et ne doit pas détruire ni confisquer ces registres et documents.
10) L’Azerbaïdjan doit soumettre à la Cour un rapport sur l’ensemble des mesures qu’il aura prises pour exécuter l’ordonnance en indication de mesures conservatoires dans un délai d’un mois à compter de la date de celle-ci, puis tous les trois mois jusqu’à ce que la Cour ait statué définitivement en l’affaire.
L’Arménie prie également la Cour de réaffirmer les obligations faites à l’Azerbaïdjan dans les ordonnances qu’elle a rendues précédemment. »
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22. Au terme de ses plaidoiries, l’Azerbaïdjan a formulé la demande suivante :
« Conformément au paragraphe 2 de l’article 60 du Règlement de la Cour, pour les raisons exposées au cours des présentes audiences, la République d’Azerbaïdjan prie respectueusement la Cour de rejeter la demande en indication de mesures conservatoires de la République d’Arménie. »
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I. INTRODUCTION
23. La Cour a exposé, dans les ordonnances qu’elle a rendues précédemment sur les demandes en indication de mesures conservatoires de l’Arménie, le contexte historique et général du différend. L’Arménie et l’Azerbaïdjan, deux Républiques de l’ex-Union des Républiques socialistes soviétiques, ont accédé à l’indépendance le 21 septembre et le 18 octobre 1991 respectivement. Dans l’Union soviétique, la région du Haut-Karabakh était une entité autonome (« oblast ») dont la population était en majorité d’origine ethnique arménienne, et qui était enclavée dans le territoire de la République socialiste soviétique d’Azerbaïdjan. Les revendications concurrentes des Parties sur cette région ont donné lieu à des hostilités qui ont pris fin avec la signature d’un cessez-le-feu en mai 1994. De nouvelles hostilités ont éclaté en septembre 2020. Le 9 novembre 2020, le président de l’Azerbaïdjan, le premier ministre de l’Arménie et le président de la Fédération de Russie ont signé une déclaration dite « trilatérale », par laquelle était décrété, à compter du 10 novembre 2020, « [u]n cessez-le-feu complet et la cessation de toutes les hostilités dans la zone de conflit du Haut-Karabakh » (Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Arménie c. Azerbaïdjan), mesures conservatoires, ordonnance du 7 décembre 2021, C.I.J. Recueil 2021, p. 367, par. 13).
24. Nonobstant le cessez-le-feu instauré par la « déclaration trilatérale », la situation entre les Parties est demeurée instable et en septembre 2022 ont éclaté de nouveau des hostilités, au cours desquelles ont été détenues des personnes qui, selon l’Arménie, étaient des militaires arméniens (Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Arménie c. Azerbaïdjan), mesures conservatoires, ordonnance du 12 octobre 2022, C.I.J. Recueil 2022 (II), p. 582-583, par. 18).
25. À partir du 12 décembre 2022, la liaison entre la zone que l’Arménie appelle le Haut-Karabakh, et l’Azerbaïdjan le Garabagh, et l’Arménie via le corridor de Latchine (la route reliant la première à la seconde) a subi des perturbations. Comme la Cour l’a constaté dans son ordonnance du 22 février 2023, les informations dont elle disposait alors indiquaient que ces perturbations faisaient obstacle au transfert, vers des établissements médicaux en Arménie, des personnes d’origine nationale ou ethnique arménienne hospitalisées au Haut-Karabakh qui avaient besoin de soins urgents, ainsi qu’à l’importation de produits de première nécessité au Haut-Karabakh, ce qui provoquait des pénuries de nourriture, de médicaments et d’autres fournitures médicales vitales (Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Arménie c. Azerbaïdjan), mesures conservatoires, ordonnance du 22 février 2023, par. 54 ; Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Arménie c. Azerbaïdjan), mesures conservatoires, ordonnance du 6 juillet 2023, par. 26 et 28).
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26. Le 19 septembre 2023, l’Azerbaïdjan a déclenché ce qu’il appelle des « mesures locales de lutte contre le terrorisme sur son territoire souverain afin de répondre à une grave menace pour la sécurité au Garabagh ». Dans les jours qui ont suivi, selon des rapports de l’Organisation des Nations Unies, plus de 100 000 personnes d’origine nationale ou ethnique arménienne ont fui le Haut-Karabakh pour l’Arménie.
II. OBSERVATIONS GÉNÉRALES
27. Conformément au paragraphe 1 de l’article 76 de son Règlement, la Cour peut modifier une décision concernant des mesures conservatoires si « un changement dans la situation lui paraît [le] justifier ». Aux termes du paragraphe 3 de l’article 75 du Règlement, « [l]e rejet d’une demande en indication de mesures conservatoires n’empêche pas la partie qui l’avait introduite de présenter en la même affaire une nouvelle demande fondée sur des faits nouveaux ». Il en est de même lorsque des mesures additionnelles sont sollicitées (Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Yougoslavie (Serbie-et-Monténégro)), mesures conservatoires, ordonnance du 13 septembre 1993, C.I.J. Recueil 1993, p. 337, par. 22). Il appartient donc à la Cour de s’assurer que la cinquième demande de l’Arménie est fondée sur des « circonstances nouvelles de nature à en justifier l’examen » (ibid.).
28. La Cour relève que, dans sa cinquième demande, l’Arménie allègue que des personnes d’origine nationale ou ethnique arménienne ont été déplacées de force à la suite d’une offensive militaire dont elles ont été la cible par l’Azerbaïdjan (voir ci-dessus le paragraphe 14). Elle rappelle que la première demande de l’Arménie concernait le traitement réservé par l’Azerbaïdjan aux prisonniers de guerre, otages et autres détenus arméniens sous sa garde qui avaient été capturés pendant ou après les hostilités de septembre-novembre 2020, l’incitation et l’encouragement supposés de l’Azerbaïdjan à la haine et à la discrimination raciales à l’égard des personnes d’origine nationale ou ethnique arménienne, et le préjudice qu’aurait causé l’Azerbaïdjan au patrimoine historique, culturel et religieux arménien. Dans sa troisième demande, l’Arménie se référait au blocage du corridor de Latchine que l’Azerbaïdjan, selon elle, orchestrait depuis le 12 décembre 2022.
29. Au vu de ce qui précède, la Cour considère que les circonstances qui sous-tendent la présente demande de l’Arménie sont différentes de celles sur la base desquelles elle a indiqué des mesures conservatoires le 7 décembre 2021 et le 22 février 2023. Il s’ensuit qu’il existe des circonstances nouvelles justifiant l’examen de la cinquième demande de l’Arménie.
III. COMPÉTENCE PRIMA FACIE
30. La Cour rappelle que, dans son ordonnance du 7 décembre 2021 portant indication de mesures conservatoires en la présente affaire, elle a conclu que, « prima facie, elle a[vait] compétence en vertu de l’article 22 de la CIEDR pour connaître de l’affaire dans la mesure où le différend opposant les Parties concerne “l’interprétation ou l’application” de la convention » (Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Arménie c. Azerbaïdjan), mesures conservatoires, ordonnance du 7 décembre 2021, C.I.J. Recueil 2021, p. 375, par. 43). Elle a réaffirmé cette conclusion dans son ordonnance du 22 février 2023 (Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Arménie c. Azerbaïdjan), mesures conservatoires, ordonnance du 22 février 2023, par. 26) et ne voit aucune raison d’y revenir aux fins de la présente demande.
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IV. DROITS DONT LA PROTECTION EST RECHERCHÉE ET LIEN ENTRE CES DROITS ET LES MESURES DEMANDÉES
31. Le pouvoir d’indiquer des mesures conservatoires que la Cour tient de l’article 41 de son Statut a pour objet de sauvegarder, dans l’attente de sa décision au fond, les droits revendiqués par chacune des parties. Il s’ensuit que la Cour doit se préoccuper de sauvegarder par de telles mesures les droits que l’arrêt qu’elle aura ultérieurement à rendre pourrait reconnaître à l’une ou à l’autre des parties. Aussi ne peut-elle exercer ce pouvoir que si elle estime que les droits invoqués par le demandeur sont au moins plausibles (voir, par exemple, Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Ukraine c. Fédération de Russie), mesures conservatoires, ordonnance du 16 mars 2022, C.I.J. Recueil 2022 (I), p. 223-224, par. 50).
32. À ce stade de la procédure, cependant, la Cour n’est pas appelée à se prononcer définitivement sur le point de savoir si les droits que l’Arménie souhaite voir protégés existent ; il lui faut seulement déterminer si les droits que l’Arménie revendique au fond et dont elle sollicite la protection sont plausibles. En outre, il doit exister un lien entre les droits dont la protection est recherchée et les mesures conservatoires demandées (Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Ukraine c. Fédération de Russie), mesures conservatoires, ordonnance du 16 mars 2022, C.I.J. Recueil 2022 (I), p. 224, par. 50).
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33. L’Arménie dit solliciter, par sa cinquième demande, la sauvegarde et la protection d’un certain nombre de droits garantis aux articles 2, 3, 5, 6 et 7 de la CIEDR, au profit des personnes d’origine ethnique arménienne du Haut-Karabakh, notamment celles qui ont été obligées de fuir en Arménie, celles — peu nombreuses — qui sont restées au Haut-Karabakh, et celles que l’Azerbaïdjan détient de manière illicite, en particulier des personnalités politiques. Elle soutient qu’en conséquence de l’offensive militaire de grande ampleur lancée par l’Azerbaïdjan le 19 septembre 2023, qui faisait suite au « blocage depuis neuf mois » du corridor de Latchine, des centaines de personnes d’origine ethnique arménienne ont été tuées, plus de 100 000 autres ont été déplacées de force et continuent de craindre pour leur vie, des habitations et d’autres infrastructures civiles ont été détruites, des monuments et des sites culturels sont directement menacés de destruction ou de profanation, le système éducatif s’est effondré, le système de santé, déjà très fragilisé, est complètement paralysé, et il y a de graves pénuries de produits de première nécessité. L’Arménie soutient également que les discours de haine se multiplient, et que les soldats azerbaïdjanais sont encouragés à commettre des violences contre les Arméniens.
34. L’Arménie affirme que les mesures prises par l’Azerbaïdjan avant, pendant et après l’offensive militaire constituent un « nettoyage ethnique », dont elle cherche à protéger les personnes d’origine ethnique arménienne du Haut-Karabakh, lesquelles, selon elle, ont été chassées de force de la région pour des motifs manifestement raciaux. Se référant aux observations faites par la Cour au sujet du « nettoyage ethnique » au paragraphe 190 de son arrêt au fond en l’affaire relative à l’Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), l’Arménie entend cette expression dans le sens de « rendre une zone ethniquement homogène en utilisant la force ou l’intimidation pour faire disparaître de la zone en question des personnes appartenant à des groupes déterminés ». Selon elle,
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le « nettoyage ethnique » fait plausiblement entrer en jeu chaque obligation de fond découlant de la CIEDR. L’Arménie revendique un « droit … de ne pas subir de nettoyage ethnique en général », ainsi que des « droits particuliers consacrés par la convention pour lesquels une protection est demandée individuellement », et considère que les droits garantis par la CIEDR qu’elle cherche à protéger sont nécessairement tous plausibles. Elle renvoie à cet égard aux alinéas a), b) et e) du paragraphe 1 de l’article 2, au paragraphe 2 de l’article 2, à l’article 3, aux alinéas a), b), d) i), d) ii), d) vii) et e) de l’article 5, et aux articles 6 et 7 de la CIEDR.
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35. L’Azerbaïdjan assure qu’il est conscient des conclusions auxquelles la Cour est déjà parvenue au sujet des droits plausibles dans la présente affaire et qu’il admet sans réserve qu’il a — pour autant que l’une quelconque des obligations découlant de la CIEDR entre en jeu — « la responsabilité, et à présent la capacité, d’assurer la protection sur son territoire » de tout droit applicable et plausible. C’est dans ce contexte, dit-il, que son agent a pris, à l’audience qui s’est tenue l’après-midi du 12 octobre 2023, un ensemble d’engagements formels qui protègent selon lui de manière exhaustive les droits allégués (voir ci-dessous le paragraphe 61).
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36. La Cour note que la CIEDR impose aux États parties un certain nombre d’obligations en ce qui concerne l’élimination de la discrimination raciale sous toutes ses formes et dans toutes ses manifestations. Le paragraphe 1 de l’article premier de la convention définit comme suit la discrimination raciale :
« [T]oute distinction, exclusion, restriction ou préférence fondée sur la race, la couleur, l’ascendance ou l’origine nationale ou ethnique, qui a pour but ou pour effet de détruire ou de compromettre la reconnaissance, la jouissance ou l’exercice, dans des conditions d’égalité, des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans les domaines politique, économique, social et culturel ou dans tout autre domaine de la vie publique. »
37. Conformément au paragraphe 1 de l’article 2 de la convention, les États parties « condamnent la discrimination raciale et s’engagent à poursuivre par tous les moyens appropriés et sans retard une politique tendant à éliminer toute forme de discrimination raciale ». Conformément à l’article 5, ils s’engagent à garantir à chacun, sans distinction de race, de couleur ou d’origine nationale ou ethnique, le droit à l’égalité devant la loi, notamment dans la jouissance des droits énumérés dans cet article, en particulier le « [d]roit à la sûreté de la personne et à la protection de l’État contre les voies de fait ou les sévices », le « [d]roit de circuler librement et de choisir sa résidence à l’intérieur d’un État », le « [d]roit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays », le « [d]roit au logement », le « [d]roit à la santé, aux soins médicaux, à la sécurité sociale et aux services sociaux » et le « [d]roit à l’éducation ».
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38. La Cour note que les articles 2 et 5 de la CIEDR visent à protéger les personnes de la discrimination raciale. Elle rappelle, comme elle l’a déjà fait par le passé dans d’autres affaires dans lesquelles l’article 22 de la CIEDR était invoqué pour fonder sa compétence, qu’il existe une corrélation entre le respect des droits des personnes consacrés par la convention, les obligations que celle-ci impose aux États parties et le droit qu’ont ces derniers de demander l’exécution de ces obligations (voir, par exemple, Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Arménie c. Azerbaïdjan), mesures conservatoires, ordonnance du 7 décembre 2021, C.I.J. Recueil 2021, p. 382, par. 57).
39. Un État partie à la CIEDR ne peut invoquer les droits énoncés dans les articles précités que dans la mesure où les actes dont il tire grief sont susceptibles de constituer des actes de discrimination raciale au sens de l’article premier de la convention (voir Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Arménie c. Azerbaïdjan), mesures conservatoires, ordonnance du 7 décembre 2021, C.I.J. Recueil 2021, p. 382, par. 58). Dans le cas d’une demande en indication de mesures conservatoires, la Cour doit examiner si les droits revendiqués par un demandeur sont au moins plausibles.
40. Dans la cinquième demande, l’Arménie soutient qu’une attaque des forces azerbaïdjanaises contre 120 000 personnes d’origine ethnique arménienne a entraîné un déplacement forcé, du Haut-Karabakh vers l’Arménie, de dizaines de milliers de ces personnes (voir ci-dessus le paragraphe 14). Les articles 2 et 5 de la CIEDR protègent des droits, notamment le droit de ne pas subir de discrimination raciale et le droit à l’égalité devant la loi dans la jouissance du droit à la sûreté de la personne et à la protection de l’État contre les voies de fait ou les sévices, du droit de circuler librement et de choisir sa résidence à l’intérieur d’un État, et du droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays. À la lumière de ces droits, la Cour juge plausible le droit des personnes de ne pas se voir obligées de fuir leur lieu de résidence par crainte d’être prises pour cible en raison de leur appartenance à un groupe protégé par la CIEDR, et leur droit de se voir garantir un retour en toute sécurité.
41. Au vu des informations qui lui ont été présentées, la Cour considère comme plausibles au moins certains des droits invoqués par l’Arménie dont elle dit qu’ils ont été violés à la suite de l’opération déclenchée par l’Azerbaïdjan au Haut-Karabakh le 19 septembre 2023.
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42. La Cour en vient à présent à la condition de l’existence d’un lien entre les droits revendiqués par l’Arménie et les mesures conservatoires demandées.
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43. L’Arménie considère que les mesures conservatoires qu’elle sollicite ont un lien avec les droits dont la protection est recherchée car elles permettraient, si elles étaient indiquées, de sauvegarder précisément ces droits. L’Arménie avance en particulier que « [m]ettre fin à l’exode forcé des personnes d’origine ethnique arménienne et réunir les conditions pour leur retour en toute sécurité mettrait fin au nettoyage ethnique et à sa consolidation », actes qui vont à l’encontre de l’objet et but même de la CIEDR. Elle ajoute que s’abstenir de prendre des mesures punitives contre toute personne qui est ou a été par le passé un représentant politique ou un membre des forces armées du Haut-Karabakh mettrait également fin à une série de manquements flagrants et continus aux obligations énoncées à l’alinéa b) de l’article 5 de la CIEDR, relatif au droit à la sûreté de la personne et à la protection de l’État contre les voies de fait ou les sévices.
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44. L’Azerbaïdjan considère que l’Arménie n’a pas établi l’existence d’un quelconque lien entre les droits dont elle recherche la protection et certaines des mesures conservatoires qu’elle sollicite. En ce qui concerne la mesure demandée au sujet des services publics, il explique que l’Arménie n’a pas produit le moindre élément de preuve à l’appui du reproche qu’elle lui fait d’avoir intentionnellement privé le Garabagh de gaz. L’Azerbaïdjan ajoute qu’ayant rétabli sa souveraineté sur la totalité du territoire du Garabagh, il est dans son propre intérêt d’assurer à la région un approvisionnement continu en gaz et en électricité. En ce qui concerne la mesure demandée relativement à des actions punitives visant les représentants politiques ou les membres des forces armées du Garabagh, l’Azerbaïdjan affirme que l’Arménie n’a produit devant la Cour aucun élément montrant que l’un quelconque de ces supposés représentants politiques et membres des forces armées auxquels il est fait référence ait été arrêté et placé en détention par l’Azerbaïdjan au motif de son origine nationale ou ethnique. S’agissant de la mesure demandée au sujet des registres d’état civil, documents d’identité et titres de propriété, l’Azerbaïdjan dit que ces documents ne courent aucun risque imminent de confiscation puisqu’ils sont passés automatiquement sous sa garde lorsqu’il a repris entièrement le contrôle du Garabagh. En outre, selon lui, ces documents ne sont pas non plus exposés à un risque imminent de destruction, car il est dans son propre intérêt de les protéger et de les préserver, « y compris comme éléments de preuve potentiels dans des procédures visant à établir un titre de propriété ou des poursuites pénales, ou pour établir la responsabilité de l’Arménie dans les violations du droit international commises au Garabagh ». À propos de la demande de l’Arménie qui voudrait qu’il reconnaisse ces documents et leur donne effet, l’Azerbaïdjan affirme qu’une telle injonction « irait contre la règle bien établie en droit international qui veut qu’un souverain reprenant le pouvoir n’est lié d’aucune manière par les actes de l’occupant ».
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45. La Cour considère qu’un lien existe entre les droits revendiqués par l’Arménie qui sont plausibles au regard de la CIEDR (voir ci-dessus le paragraphe 41) et certaines mesures demandées par celle-ci. En particulier, un lien existe entre ces droits et la mesure qui consiste à enjoindre à l’Azerbaïdjan d’empêcher le déplacement du Haut-Karabakh des personnes d’origine nationale ou ethnique arménienne qui s’y trouvent encore, de garantir à celles qui ont été déplacées le droit de regagner leurs foyers en toute sécurité, et de permettre à celles qui le souhaitent de quitter le Haut-Karabakh sans entrave. La Cour estime également qu’un lien existe entre ces droits et la mesure demandée relative aux registres d’état civil, documents d’identité, titres de propriété et registres fonciers (voir ci-dessus les paragraphes 15 et 21).
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46. La Cour conclut, par conséquent, qu’il existe un lien entre certains droits revendiqués par l’Arménie et certaines des mesures conservatoires demandées.
V. RISQUE DE PRÉJUDICE IRRÉPARABLE ET URGENCE
47. La Cour tient de l’article 41 de son Statut le pouvoir d’indiquer des mesures conservatoires lorsqu’un préjudice irréparable risque d’être causé aux droits en litige dans une procédure judiciaire ou lorsque la méconnaissance alléguée de ces droits risque d’entraîner des conséquences irréparables (voir, par exemple, Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Ukraine c. Fédération de Russie), mesures conservatoires, ordonnance du 16 mars 2022, C.I.J. Recueil 2022 (I), p. 226, par. 65).
48. Le pouvoir de la Cour d’indiquer des mesures conservatoires n’est toutefois exercé que s’il y a urgence, c’est-à-dire s’il existe un risque réel et imminent qu’un préjudice irréparable soit causé aux droits revendiqués avant que la Cour ne rende sa décision définitive. La condition d’urgence est remplie dès lors que les actes susceptibles de causer un préjudice irréparable peuvent « intervenir à tout moment » avant que la Cour ne se prononce de manière définitive en l’affaire (Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Ukraine c. Fédération de Russie), mesures conservatoires, ordonnance du 16 mars 2022, C.I.J. Recueil 2022 (I), p. 227, par. 66). La Cour doit donc rechercher si pareil risque existe à ce stade de la procédure.
49. La Cour n’a pas, aux fins de sa décision sur la cinquième demande, à établir l’existence de manquements aux obligations découlant de la CIEDR, mais doit déterminer si les circonstances exigent l’indication de mesures conservatoires à l’effet de protéger certains droits conférés par cet instrument. Elle n’est pas habilitée, à ce stade, à conclure de façon définitive sur les faits, et sa décision relative à la cinquième demande laisse intact le droit de chacune des Parties de faire valoir à cet égard ses moyens au fond.
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50. L’Arménie soutient que le comportement de l’Azerbaïdjan a déjà causé un préjudice irréparable aux droits qu’elle entend protéger au titre des articles 2, 3, 5, 6 et 7 de la CIEDR. À cet égard, elle relève que, aussitôt après l’offensive militaire menée par l’Azerbaïdjan le 19 septembre 2023, des centaines de personnes d’origine ethnique arménienne ont été tuées ou blessées, des dizaines de milliers ont été déplacées à l’intérieur du Haut-Karabakh et séparées de leurs familles, et des milliers encore ont été contraintes de dormir dans des sous-sols, dans la rue ou dans des abris de fortune, sans nourriture ni médicaments, gaz ou autres produits de première nécessité ; des habitations et d’autres infrastructures civiles ont été endommagées ou détruites, des écoles et d’autres établissements d’enseignement ont dû fermer à cause des coupures de gaz et d’électricité, et il y a eu de graves pénuries de nourriture et d’autres produits de première nécessité, ainsi que de soins médicaux.
51. L’Arménie soutient également qu’un préjudice irréparable continue d’être causé aux droits des personnes d’origine ethnique arménienne du Haut-Karabakh. Elle signale à cet égard que plus de 100 000 d’entre elles ont fui vers l’Arménie et se retrouvent maintenant sans domicile, peinant à
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trouver un endroit où vivre, épuisées, apeurées, inquiètes pour leur avenir et celui de leur patrie. L’Arménie affirme que les personnes sont séparées de leurs familles et montrent des signes de détresse psychologique grave. Selon l’Arménie, pour les habitants d’origine ethnique arménienne qui se trouvent encore au Haut-Karabakh, « la menace de nouvelles atrocités reste élevée », notamment à cause de la multiplication des discours de haine à leur égard et de l’impossibilité de garantir leur sécurité et d’empêcher qu’ils ne soient tués, détenus ou déplacés, en violation de la CIEDR. L’Arménie affirme en outre que les sites et monuments culturels passés sous le contrôle de l’Azerbaïdjan sont directement menacés de destruction ou de profanation. D’après elle, le processus de nettoyage ethnique progresse un peu plus chaque jour, ce qui fait peser un risque imminent de préjudice irréparable sur tous les droits que la CIEDR garantit à la population d’origine ethnique arménienne du Haut-Karabakh.
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52. L’Azerbaïdjan maintient qu’aucune menace directe ne pèse sur la population civile du Garabagh. Il affirme en particulier que le corridor de Latchine et le poste de contrôle frontalier du pont de l’Hakari sont maintenant complètement ouverts à la circulation tant des convois humanitaires que des civils, et que de la nourriture, des articles d’hygiène, de la literie et du carburant ont déjà été acheminés. Il affirme également qu’il encourage les habitants arméniens à rester au Garabagh. Il précise qu’il a respecté le choix de ceux qui avaient décidé de partir, prenant toutes les dispositions nécessaires pour leur assurer « un transit ordonné », et commencé à « préparer le retour de ceux qui voulaient revenir ». Il assure en outre qu’il a garanti un droit au retour aux habitants arméniens du Garabagh qui ont décidé de partir. Selon lui, c’est parce que le premier ministre arménien a évoqué ce qu’il a qualifié de risque de nettoyage ethnique, dans un discours prononcé deux jours après l’opération du 19 septembre 2023, que les habitants arméniens ont commencé à quitter le Garabagh en masse. L’Azerbaïdjan dit avoir aussi mis en place une procédure de communication avec les représentants locaux des habitants d’origine ethnique arménienne du Garabagh et les avoir rencontrés à trois occasions pour traiter de la situation humanitaire, notamment de l’approvisionnement en nourriture et en carburant, de la fourniture de services médicaux d’urgence et de lutte contre les incendies, de la réunification familiale et d’autres mesures d’aide humanitaire.
53. L’Azerbaïdjan estime que la série d’engagements pris par son agent à l’audience suffit à écarter tout risque allégué de préjudice irréparable (voir ci-dessous le paragraphe 61).
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54. Ayant déjà conclu à la plausibilité de certains au moins des droits invoqués par l’Arménie ainsi qu’à l’existence d’un lien entre ces droits et certaines des mesures conservatoires demandées, la Cour recherchera à présent si un préjudice irréparable pourrait être causé à ces droits et s’il y a urgence, c’est-à-dire s’il existe un risque réel et imminent qu’un tel préjudice leur soit causé avant qu’elle ne rende sa décision définitive.
55. À cet égard, la Cour relève que l’opération déclenchée par l’Azerbaïdjan le 19 septembre 2023 a eu lieu alors que la population du Haut-Karabakh se trouvait depuis longtemps dans une situation de vulnérabilité et de précarité sociale. Comme elle l’a noté précédemment,
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les perturbations durables de la liaison entre le Haut-Karabakh et l’Arménie via le corridor de Latchine ont eu de graves répercussions sur les habitants de la région, empêchant des patients hospitalisés d’origine nationale ou ethnique arménienne d’être transférés vers des établissements médicaux en Arménie pour y recevoir des soins urgents. Ces perturbations faisaient également obstacle à l’importation de produits de première nécessité au Haut-Karabakh, ce qui a provoqué des pénuries de nourriture, de médicaments et d’autres fournitures médicales vitales (voir Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Arménie c. Azerbaïdjan), mesures conservatoires, ordonnance du 22 février 2023, par. 54).
56. La Cour note en outre que, selon des rapports de l’Organisation des Nations Unies, plus de 100 000 personnes d’origine nationale ou ethnique arménienne se sont vues obligées de quitter leur lieu de résidence et de gagner la frontière arménienne depuis l’opération que l’Azerbaïdjan a déclenchée au Haut-Karabakh le 19 septembre 2023, après laquelle il a repris entièrement le contrôle de ce territoire. Elle est d’avis que les personnes d’origine nationale ou ethnique arménienne qui se trouvent au Haut-Karabakh et celles qui en sont parties demeurent vulnérables.
57. S’agissant des personnes d’origine nationale ou ethnique arménienne qui habitent toujours au Haut-Karabakh, la Cour rappelle, comme elle l’a relevé par le passé, qu’un préjudice irréparable peut être causé au droit à l’égalité devant la loi dans la jouissance du droit de circuler librement et de choisir sa résidence à l’intérieur d’un État dès lors que les personnes concernées sont exposées à des privations, à un sort pénible et angoissant et même à des dangers pour leur vie et leur santé (Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Géorgie c. Fédération de Russie), mesures conservatoires, ordonnance du 15 octobre 2008, C.I.J. Recueil 2008, p. 396, par. 142). La Cour a également estimé « qu’un préjudice peut être considéré comme irréparable lorsqu’il touche des personnes séparées de leur famille, de manière temporaire ou potentiellement continue, qui, de ce fait, endurent une souffrance psychologique », ou lorsqu’il touche des étudiants qui ne peuvent poursuivre leurs études (Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Qatar c. Émirats arabes unis), mesures conservatoires, ordonnance du 23 juillet 2018, C.I.J. Recueil 2018 (II), p. 431, par. 69).
58. La Cour a dit que les personnes contraintes de quitter leur lieu de résidence sans possibilité de retour peuvent courir un risque grave de préjudice irréparable (Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Qatar c. Émirats arabes unis), mesures conservatoires, ordonnance du 23 juillet 2018, C.I.J. Recueil 2018 (II), p. 431, par. 69). La Cour estime que les mêmes considérations valent pour les personnes d’origine nationale ou ethnique arménienne qui se voient obligées de fuir leur lieu de résidence par crainte d’être prises pour cible en raison de leur appartenance à un groupe protégé par la CIEDR.
59. Au vu de la relation entre les droits des personnes désignées précédemment et les droits des États parties à la convention (voir ci-dessus le paragraphe 38), il s’ensuit qu’un préjudice irréparable risque également d’être causé aux droits invoqués par la demanderesse.
60. Au vu des considérations qui précèdent, la Cour conclut que la méconnaissance des droits qu’elle a jugés plausibles (voir ci-dessus le paragraphe 41) pourrait causer un préjudice irréparable à ces droits et qu’il y a urgence, c’est-à-dire qu’il existe un risque réel et imminent qu’un tel préjudice soit causé avant qu’elle ne se prononce de manière définitive en l’affaire.
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61. Ces conclusions relatives au risque de préjudice irréparable et au caractère d’urgence doivent être considérées à la lumière des engagements formels pris par l’agent de l’Azerbaïdjan, au nom de son gouvernement, à l’audience publique tenue l’après-midi du 12 octobre 2023, à savoir :
« a) L’Azerbaïdjan s’engage à faire tout ce qui est en son pouvoir pour garantir, sans distinction fondée sur l’origine ethnique ou nationale :
a) la sécurité des habitants au Garabagh, y compris en veillant à la sûreté de leur personne et en subvenant à leurs besoins humanitaires, notamment par :
i) l’approvisionnement du Garabagh en denrées alimentaires, médicaments et autres produits de première nécessité,
ii) l’accès aux soins médicaux disponibles, et
iii) le maintien des services publics, notamment l’approvisionnement en gaz et en électricité ;
b) le droit des habitants du Garabagh de circuler librement et de choisir leur lieu de résidence, y compris en permettant le retour sûr et rapide de ceux qui choisissent de regagner leur foyer, et le départ sûr et sans obstacle de tous ceux qui veulent quitter le Garabagh ;
c) la protection des biens des personnes qui ont quitté le Garabagh.
b) L’Azerbaïdjan s’engage également à faciliter :
a) l’accès du CICR, ainsi que les activités du comité, avec lequel l’Azerbaïdjan s’engage à coopérer pour que l’aide humanitaire parvienne au Garabagh ;
b) les inspections effectuées par l’ONU, de sorte que l’Organisation puisse se rendre au Garabagh afin de faire des recommandations sur les mesures à prendre pour pourvoir aux besoins humanitaires, socio-économiques et autres dans cette région.
c) L’Azerbaïdjan s’engage à protéger et à ne pas endommager ou détruire les monuments, artefacts et sites culturels au Garabagh.
d) L’Azerbaïdjan s’engage à protéger et à ne pas détruire les documents et registres liés à l’enregistrement, à l’identité, et/ou à la propriété privée qui se trouvent au Garabagh. »
62. La Cour rappelle que les déclarations unilatérales peuvent créer des obligations juridiques et que les États intéressés peuvent tenir compte des déclarations unilatérales et tabler sur elles ; ils sont fondés à exiger que l’obligation ainsi créée soit respectée (voir Essais nucléaires (Australie c. France), arrêt, C.I.J. Recueil 1974, p. 268, par. 46 ; Essais nucléaires (Nouvelle-Zélande c. France), arrêt, C.I.J. Recueil 1974, p. 473, par. 49). Elle rappelle également que « [d]ès lors qu’un État a pris un tel engagement quant à son comportement, il doit être présumé qu’il s’y conformera de bonne foi » (Questions concernant la saisie et la détention de certains documents et données (Timor-Leste c. Australie), mesures conservatoires, ordonnance du 3 mars 2014, C.I.J. Recueil 2014, p. 158, par. 44). La Cour note que les engagements de l’agent de l’Azerbaïdjan, qui ont été pris publiquement devant elle, et formulés de manière détaillée, visent à remédier à la situation dans laquelle se trouvent les personnes d’origine nationale ou ethnique arménienne au Haut-Karabakh
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depuis l’opération déclenchée par l’Azerbaïdjan dans la région le 19 septembre 2023. Elle est d’avis que les engagements pris par l’agent de l’Azerbaïdjan au nom de son gouvernement sont contraignants et créent des obligations juridiques à la charge de cet État.
63. La Cour constate que nombre des engagements de l’Azerbaïdjan répondent aux préoccupations exprimées par l’Arménie dans la cinquième demande, bien qu’ils ne correspondent pas à tous égards aux mesures sollicitées. Il en va ainsi notamment pour la demande de l’Arménie concernant la situation des personnes d’origine nationale ou ethnique arménienne qui se trouvent au Haut-Karabakh et ne souhaitent pas en partir mais qui pourraient se sentir obligées de le faire si des « acte[s] ayant directement ou indirectement pour but ou pour effet de déplacer du Haut-Karabakh les personnes d’origine ethnique arménienne qui s’y trouvent encore » étaient commis.
64. De l’avis de la Cour, les engagements pris par l’agent de l’Azerbaïdjan à l’audience publique tenue l’après-midi du 12 octobre 2023 contribuent à atténuer le risque imminent de préjudice irréparable résultant de l’opération déclenchée par l’Azerbaïdjan au Haut-Karabakh le 19 septembre 2023, mais ne l’écartent pas totalement (voir Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Arménie c. Azerbaïdjan), mesures conservatoires, ordonnance du 22 février 2023, par. 56).
65. À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut que, même compte tenu des engagements pris par l’agent de l’Azerbaïdjan au nom de son gouvernement à l’audience publique tenue l’après-midi du 12 octobre 2023, un préjudice irréparable pourrait être causé aux droits invoqués par l’Arménie et l’urgence persiste, c’est-à-dire qu’il existe un risque réel et imminent qu’un préjudice irréparable soit causé à ces droits avant que la Cour ne rende sa décision définitive.
VI. CONCLUSION ET MESURES À ADOPTER
66. La Cour conclut de l’ensemble des considérations qui précèdent que les conditions requises pour l’indication de mesures conservatoires sont réunies. Il y a donc lieu pour elle d’indiquer, dans l’attente de sa décision définitive, certaines mesures visant à protéger les droits revendiqués par l’Arménie, tels qu’ils sont exposés ci-dessus (voir le paragraphe 41).
67. La Cour rappelle que, lorsqu’une demande en indication de mesures conservatoires lui est présentée, elle a le pouvoir, en vertu de son Statut, d’indiquer des mesures totalement ou partiellement différentes de celles qui sont sollicitées. Le paragraphe 2 de l’article 75 de son Règlement mentionne expressément ce pouvoir, qu’elle a déjà exercé en plusieurs occasions par le passé (voir Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Ukraine c. Fédération de Russie), mesures conservatoires, ordonnance du 16 mars 2022, C.I.J. Recueil 2022 (I), p. 229, par. 79).
68. En la présente espèce, ayant examiné le libellé des mesures conservatoires sollicitées par l’Arménie ainsi que les circonstances de l’affaire, la Cour estime que les mesures à indiquer n’ont pas à être identiques à celles qui sont sollicitées.
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69. La Cour conclut que, s’agissant de la situation décrite précédemment, et en attendant l’arrêt définitif en l’affaire, l’Azerbaïdjan doit, conformément aux obligations qu’il tient de la CIEDR, i) veiller à ce que toute personne qui aurait quitté le Haut-Karabakh après le 19 septembre 2023 et qui souhaiterait y retourner soit en mesure de le faire en toute sécurité, librement et rapidement ; ii) veiller à ce que toute personne qui serait restée au Haut-Karabakh après le 19 septembre 2023 et qui souhaiterait en partir soit en mesure de le faire en toute sécurité, librement et rapidement ; et iii) veiller à ce que toute personne qui serait restée au Haut-Karabakh après le 19 septembre 2023 ou qui y serait retournée et qui souhaiterait y rester ne fasse pas l’objet de recours à la force ou d’intimidation susceptible de l’inciter à fuir.
70. La Cour rappelle aussi que l’Azerbaïdjan s’est engagé à « protéger et à ne pas détruire les documents et registres liés à l’enregistrement, à l’identité, et/ou à la propriété privée qui se trouvent au Garabagh ». À cet égard, elle considère nécessaire que l’Azerbaïdjan tienne aussi dûment compte dans sa pratique administrative et législative desdits documents et registres s’agissant des personnes désignées au paragraphe 69 ci-dessus.
71. Compte tenu de la nature spécifique des mesures conservatoires qu’elle a décidé d’indiquer, et à la lumière des engagements pris par l’agent de l’Azerbaïdjan à l’audience publique tenue l’après-midi du 12 octobre 2023 (voir ci-dessus le paragraphe 61), la Cour estime que l’Azerbaïdjan doit lui présenter un rapport sur les dispositions qu’il aura prises pour donner effet aux mesures conservatoires indiquées et aux engagements susmentionnés, dans un délai de huit semaines à compter de la date de la présente ordonnance. Le rapport ainsi présenté sera communiqué à l’Arménie, qui aura la possibilité de faire part à la Cour de ses observations à son sujet.
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72. La Cour réaffirme les mesures conservatoires indiquées dans ses ordonnances du 7 décembre 2021 et du 22 février 2023. Elle réaffirme également ce qu’elle y a dit, à savoir que ses ordonnances indiquant des mesures conservatoires au titre de l’article 41 du Statut ont un caractère obligatoire et créent donc des obligations juridiques internationales pour toute partie à laquelle ces mesures sont adressées.
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73. La Cour réaffirme en outre que la décision rendue en la présente procédure ne préjuge en rien la question de sa compétence pour connaître du fond de l’affaire, ni aucune question relative à
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la recevabilité de la requête ou au fond lui-même. Cette décision laisse intact le droit des Gouvernements de l’Arménie et de l’Azerbaïdjan de faire valoir leurs moyens à cet égard.
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74. Par ces motifs,
LA COUR,
Indique à titre provisoire les mesures conservatoires suivantes :
1) Par treize voix contre deux,
La République d’Azerbaïdjan doit, conformément aux obligations qu’elle tient de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale, i) veiller à ce que toute personne qui aurait quitté le Haut-Karabakh après le 19 septembre 2023 et qui souhaiterait y retourner soit en mesure de le faire en toute sécurité, librement et rapidement ; ii) veiller à ce que toute personne qui serait restée au Haut-Karabakh après le 19 septembre 2023 et qui souhaiterait en partir soit en mesure de le faire en toute sécurité, librement et rapidement ; et iii) veiller à ce que toute personne qui serait restée au Haut-Karabakh après le 19 septembre 2023 ou qui y serait retournée et qui souhaiterait y rester ne fasse pas l’objet de recours à la force ou d’intimidation susceptible de l’inciter à fuir ;
POUR : Mme Donoghue, présidente ; M. Gevorgian, vice-président ; MM. Tomka, Bennouna, Mmes Xue, Sebutinde, MM. Bhandari, Salam, Iwasawa, Nolte, Mme Charlesworth, M. Brant, juges ; M. Daudet, juge ad hoc ;
CONTRE : M. Yusuf, juge ; M. Koroma, juge ad hoc ;
2) Par treize voix contre deux,
La République d’Azerbaïdjan doit, conformément aux obligations qu’elle tient de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale, protéger et préserver les documents et registres liés à l’enregistrement, à l’identité, et à la propriété privée relatifs aux personnes désignées au point 1) et en tenir dûment compte dans sa pratique administrative et législative ;
POUR : Mme Donoghue, présidente ; M. Gevorgian, vice-président ; MM. Tomka, Bennouna, Mmes Xue, Sebutinde, MM. Bhandari, Salam, Iwasawa, Nolte, Mme Charlesworth, M. Brant, juges ; M. Daudet, juge ad hoc ;
CONTRE : M. Yusuf, juge ; M. Koroma, juge ad hoc ;
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3) Par treize voix contre deux,
La République d’Azerbaïdjan doit présenter à la Cour un rapport sur les dispositions qu’elle aura prises pour donner effet aux mesures conservatoires indiquées ainsi qu’aux engagements pris par son agent, en son nom, lors de l’audience publique qui s’est tenue l’après-midi du 12 octobre 2023, dans un délai de huit semaines à compter de la date de la présente ordonnance.
POUR : Mme Donoghue, présidente ; M. Gevorgian, vice-président ; MM. Tomka, Bennouna, Mmes Xue, Sebutinde, MM. Bhandari, Salam, Iwasawa, Nolte, Mme Charlesworth, M. Brant, juges ; M. Daudet, juge ad hoc ;
CONTRE : M. Yusuf, juge ; M. Koroma, juge ad hoc.
Fait en anglais et en français, le texte anglais faisant foi, au Palais de la Paix, à La Haye, le dix-sept novembre deux mille vingt-trois, en trois exemplaires, dont l’un restera déposé aux archives de la Cour et les autres seront transmis respectivement au Gouvernement de la République d’Arménie et au Gouvernement de la République d’Azerbaïdjan.
La présidente,
(Signé) Joan E. DONOGHUE.
Le greffier,
(Signé) Philippe GAUTIER.
M. le juge YUSUF joint à l’ordonnance l’exposé de son opinion dissidente ; M. le juge ad hoc KOROMA joint à l’ordonnance l’exposé de son opinion dissidente.
(Paraphé) J.E.D.
(Paraphé) Ph.G.
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Demande en indication de mesures conservatoires

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Ordonnance du 17 novembre 2023

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