Discours de S. Exc. Mme la juge Joan E. Donoghue, présidente de la Cour internationale de Justice, à l’occasion de la soixante dix huitième session de l’Assemblée générale des Nations Unies

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000-20231026-STA-01-00-EN
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DISCOURS DE S. EXC. MME LA JUGE JOAN E. DONOGHUE, PRÉSIDENTE DE LA COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE, À L’OCCASION DE LA SOIXANTE-DIX-HUITIÈME SESSION DE L’ASSEMBLÉE GÉNÉRALE DES NATIONS UNIES
Le 26 octobre 2023
Monsieur le président, Excellences, Mesdames et Messieurs les délégués,
C’est un honneur pour moi que de m’adresser aujourd’hui à l’Assemblée générale dans le cadre de son examen du rapport annuel de la Cour internationale de Justice. La Cour sait gré à votre auguste Assemblée de l’intérêt qu’elle porte à ses travaux.
[Avant de commencer mon survol des principales activités judiciaires de la Cour pendant ces douze derniers mois, je voudrais saisir cette occasion pour féliciter S. Exc. M. Dennis Francis de son élection à la présidence de la soixante-dix-huitième session de l’Assemblée générale, et je lui adresse tous mes voeux de succès dans l’exercice de cette noble fonction.]
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Monsieur le président,
Depuis le 1er août 2022, date du début de la période couverte par son rapport annuel, le rôle de la Cour est resté très fourni, reflétant un large éventail de différends d’ordre juridique concernant des États de toutes les régions du monde, qui soulèvent des questions de droit international qui intéressent l’humanité tout entière. Dix-huit affaires contentieuses y sont actuellement inscrites, ainsi que deux procédures consultatives portant sur des questions soumises à la Cour par cette Assemblée. Parmi les 20 affaires inscrites au rôle, sept ont été introduites au cours de l’année considérée — les deux requêtes pour avis consultatif et cinq affaires contentieuses.
Dans mon discours de l’année dernière, j’avais brièvement mentionné le dépôt de la première de ces affaires contentieuses — à savoir l’instance introduite par la Guinée équatoriale contre la France le 29 septembre 2022, concernant le prétendu manquement de la France aux obligations mises à sa charge par la convention des Nations Unies contre la corruption du 31 octobre 2003.
S’agissant des autres nouvelles affaires, le 16 novembre 2022, le Belize a introduit une instance contre le Honduras au sujet d’un différend concernant la souveraineté sur les cayes de Sapodilla, qu’il décrit comme un ensemble de cayes situées dans le golfe du Honduras, à l’extrémité méridionale de la barrière de corail du Belize, dans la région des Caraïbes.
En juin 2023, le Canada et les Pays-Bas ont introduit une requête conjointe contre la République arabe syrienne au sujet de violations alléguées de la convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. Les demandeurs affirment que la Syrie, par l’intermédiaire de ses organes, de ses agents et d’autres personnes et entités exerçant une autorité gouvernementale, et par l’intermédiaire d’autres agents agissant sur ses instructions ou sous sa direction et son contrôle, a recours à la torture à grande échelle depuis 2011 au moins, en particulier dans les lieux de détention. En même temps que leur requête, le Canada et les Pays-Bas ont déposé une demande en indication de mesures conservatoires. La procédure orale consacrée à cette demande, qui devait initialement avoir lieu en juillet et a été reportée à la demande du défendeur, s’est tenue
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au début de ce mois, le 10 octobre 2023. Le défendeur n’a malheureusement pas comparu à l’audience. La demande en indication de mesures conservatoires est actuellement en cours de délibéré.
Le 27 juin 2023, la République islamique d’Iran a introduit une instance contre le Canada concernant des violations alléguées des immunités de l’État. Le demandeur soutient que certaines mesures législatives, administratives et judiciaires, adoptées et mises en place par le Canada contre l’Iran et ses biens, auraient privé celui-ci de certaines immunités auxquelles il a droit en vertu du droit international.
Le 4 juillet 2023, le Canada, le Royaume-Uni, la Suède et l’Ukraine ont introduit conjointement une instance contre la République islamique d’Iran concernant des violations alléguées de la convention de 1971 pour la répression d’actes illicites dirigés contre la sécurité de l’aviation civile, que l’on connaît également sous le nom de « convention de Montréal ». Les allégations des demandeurs se rapportent à la destruction, le 8 janvier 2020, de l’appareil de la compagnie Ukraine International Airlines assurant le vol 752, et qui, affirment-ils, a occasionné des manquements à des obligations découlant de la convention de Montréal.
En outre, pendant la période couverte par le rapport annuel, comme l’Assemblée générale le sait fort bien, la Cour a reçu deux requêtes pour avis consultatif, la première en janvier 2023 sur les « pratiques israéliennes affectant les droits humains du peuple palestinien dans le Territoire palestinien occupé, y compris Jérusalem-Est », et la seconde, en avril 2023, concernant « les obligations des États à l’égard des changements climatiques ».
En ce qui concerne la procédure consultative relative au Territoire palestinien occupé, y compris Jérusalem-Est, des exposés écrits ont été déposés par 53 États membres de l’ONU, par l’État observateur de la Palestine et par trois organisations intergouvernementales. Pour compléter le tableau, j’ajoute que le délai fixé pour le dépôt des observations écrites sur les exposés écrits a expiré hier, et que, comme cela a été annoncé publiquement il y a quelques jours, la procédure orale consacrée à cette requête pour avis consultatif doit s’ouvrir le 19 février 2024.
S’agissant de la procédure consultative relative au changement climatique, les délais initialement fixés par la Cour ont été prorogés, en réponse aux demandes formulées par un certain nombre d’États et une organisation internationale. Actuellement, les dates d’expiration des délais pour le dépôt des exposés écrits et des observations écrites sont fixées au 22 janvier 2024 et au 22 avril 2024, respectivement.
Pour chacune de ces procédures consultatives, le Secrétariat a préparé un dossier contenant une sélection de tous les documents pouvant servir à élucider les questions soumises à la Cour, conformément au paragraphe 2 de l’article 65 du Statut de celle-ci. Ces documents sont disponibles sur le site Internet de la Cour.
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Monsieur le président,
Bien entendu, en plus des travaux relatifs aux sept nouvelles affaires que je viens de mentionner, les affaires qui avaient été introduites avant la période couverte par le rapport annuel ont également tenu la Cour bien occupée. Depuis le 1er août 2022, la Cour a tenu des audiences dans neuf affaires et a rendu quatre arrêts. Parmi les nombreuses ordonnances que la Cour a rendues au cours de la période considérée, je citerai deux ordonnances relatives à l’indication de mesures conservatoires, deux ordonnances sur des demandes tendant à la modification de mesures
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conservatoires déjà indiquées, et une ordonnance portant sur la recevabilité de déclarations d’intervention déposées en vertu de l’article 63 du Statut.
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Conformément à l’usage, je vais maintenant exposer succinctement la teneur des décisions et des ordonnances portant sur des questions de fond que la Cour a rendues pendant la période à l’examen.
Le 1er décembre 2022, la Cour a rendu son arrêt sur le fond en l’affaire relative au Différend concernant le statut et l’utilisation des eaux du Silala (Chili c. Bolivie). Dans cette affaire, la Cour devait se prononcer sur certaines demandes et demandes reconventionnelles concernant le Silala, un cours d’eau prenant sa source en territoire bolivien puis s’écoulant au Chili. Les droits et obligations des Parties à cet égard sont régis par le droit international coutumier, puisque ni le Chili ni la Bolivie ne sont parties à un quelconque traité pertinent. Dans son arrêt, la Cour a relevé que les positions des Parties convergeaient, au cours de la procédure, à de nombreux égards. Elle a donc conclu que la plupart des demandes formulées par le Chili et des demandes reconventionnelles faites par la Bolivie étaient devenues sans objet, et qu’elle n’était dès lors pas appelée à y statuer.
La Cour a toutefois conclu qu’il y avait un désaccord entre les Parties quant à l’obligation, incombant à la Bolivie, de notification et de consultation, pour les mesures susceptibles d’avoir un impact préjudiciable sur le Silala. Sur le plan du droit, la Cour a conclu que toute activité projetée risquant de causer un dommage important à un autre État riverain devait faire l’objet d’une notification adressée à cet État, et de consultations avec ce dernier. Sur le plan des faits, la Cour a conclu que la Bolivie n’avait pas manqué à cette obligation lorsqu’elle avait projeté et mis en oeuvre certaines activités à proximité du Silala.
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Le 30 mars 2023, la Cour a rendu son arrêt sur le fond en l’affaire relative à Certains actifs iraniens (République islamique d’Iran c. États-Unis d’Amérique). Cette instance trouve son origine dans une série de mesures législatives et administratives adoptées par les États-Unis, qui ont conduit à un certain nombre de décisions de juridictions américaines condamnant l’État iranien et, dans certains cas, des entités détenues par lui, à d’importants dommages-intérêts. En outre, les actifs de l’Iran et de certaines entités iraniennes, notamment de la banque centrale de l’Iran, connue sous le nom de banque Markazi, ont fait l’objet de procédures d’exécution aux États-Unis ou ailleurs, ou ont d’ores et déjà été alloués à des créanciers ayant obtenu gain de cause par la voie judiciaire. Devant la CIJ, l’Iran a fait valoir que les États-Unis avaient par là même contrevenu aux obligations leur incombant en vertu de plusieurs dispositions du traité d’amitié, de commerce et de droits consulaires du 15 août 1955, que j’appellerai le « traité d’amitié » ou le « traité ».
La Cour a commencé par examiner deux exceptions d’incompétence et d’irrecevabilité soulevées par les États-Unis. La première, une exception d’incompétence ratione materiae de la Cour, avait trait au point de savoir si la banque centrale de l’Iran, la banque Markazi, était une « société » au sens du traité d’amitié, et donc admise à bénéficier de la protection prévue par les dispositions de celui-ci. La Cour a estimé que les éléments de preuve ne permettaient pas de considérer la banque Markazi comme une « société » au sens du traité, et a donc retenu cette exception d’incompétence.
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La Cour a toutefois rejeté une exception d’irrecevabilité de la requête fondée sur le non-épuisement des voies de recours internes.
La Cour a ensuite étudié les demandes de l’Iran portant sur des violations alléguées du traité d’amitié, et conclu que les États-Unis avaient manqué aux obligations leur incombant au titre de diverses dispositions de cet instrument.
Premièrement, la Cour a déterminé que les mesures adoptées par les États-Unis ne tenaient aucun compte des droits et intérêts légalement acquis par les sociétés iraniennes en question, ce qui contrevenait à l’obligation d’accorder un traitement juste et équitable, et à l’obligation de garantir la reconnaissance de leur statut juridique dans le territoire de l’autre Partie. Deuxièmement, la Cour a conclu que le défendeur avait manqué à ses obligations relatives à l’interdiction de l’expropriation, hormis pour cause d’utilité publique et moyennant le paiement rapide d’une juste indemnité. Troisièmement, la Cour a jugé que les États-Unis avaient manqué aux obligations leur incombant concernant la liberté de commerce et de navigation prévue par le traité d’amitié.
En revanche, la Cour a conclu que le défendeur n’avait pas manqué aux obligations lui incombant au titre d’autres dispositions du traité d’amitié concernant l’accès aux tribunaux de l’autre Partie, l’achat et la vente de biens, et l’interdiction des restrictions en matière de change.
À la lumière de ces constatations, la Cour a estimé que l’Iran était fondé à recevoir indemnisation pour les préjudices causés par les violations dont elle a établi la commission par les États-Unis. Elle a indiqué que, dans le cas où les Parties ne parviendraient pas à s’entendre sur le montant de l’indemnité due à l’Iran dans un délai de 24 mois, cette question serait, à la demande de l’une ou l’autre Partie, réglée par la Cour. L’affaire reste donc inscrite au rôle.
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Le 6 avril 2023, la Cour a rendu son arrêt sur l’exception préliminaire soulevée par le Venezuela en l’affaire de la Sentence arbitrale du 3 octobre 1899 (Guyana c. Venezuela). Je rappellerai que, lorsque le Guyana a introduit sa requête en 2018, le Venezuela a indiqué qu’il ne participerait pas à la procédure, car il estimait que la Cour n’était pas compétente. Par ordonnance rendue en juin 2018, la Cour a dit que, dans les circonstances de l’affaire, il était nécessaire de régler en premier lieu la question de sa compétence. Elle a donc rendu un arrêt, en décembre 2020, concluant qu’elle avait compétence pour connaître de la requête déposée par le Guyana dans la mesure où elle se rapportait à la validité de la sentence du 3 octobre 1899 relative à la frontière entre la colonie de la Guyane britannique et les États-Unis du Venezuela, et à la question connexe du règlement définitif du différend concernant la frontière terrestre entre le Guyana et le Venezuela.
Après que le Guyana eut déposé son mémoire sur le fond, le Venezuela a commencé à participer à la procédure, soulevant une exception préliminaire et faisant valoir que le Royaume-Uni était une tierce partie indispensable sans le consentement de laquelle la Cour ne saurait statuer sur le différend — soulevant ainsi une exception reposant sur ce qu’on appelle communément le « principe de l’Or monétaire ».
Dans son arrêt du 6 avril 2023, la Cour a d’abord conclu que l’exception préliminaire soulevée par le Venezuela portait sur l’exercice de sa compétence, et non sur l’existence de celle-ci. Puisque la Cour, dans son arrêt de 2020, ne s’était prononcée que sur l’existence de sa compétence, l’autorité de la chose jugée dont est revêtu cet arrêt ne fait pas obstacle à l’exception préliminaire soulevée par le Venezuela.
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La Cour a ensuite examiné la teneur de l’exception préliminaire soulevée par le Venezuela. Elle a estimé que, de par sa qualité de partie à l’« accord tendant à régler le différend entre le Venezuela et le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord relatif à la frontière entre le Venezuela et la Guyane britannique » signé à Genève le 17 février 1966, le Royaume-Uni avait accepté que le différend entre le Guyana et le Venezuela puisse être réglé par l’un des moyens prévus à l’article 33 de la Charte des Nations Unies, et admis qu’il ne jouerait aucun rôle dans cette procédure. Dans ces circonstances, la Cour a considéré que le principe de l’Or monétaire n’entrait pas en jeu en l’affaire. Par conséquent, elle a rejeté l’exception préliminaire soulevée par le Venezuela. L’affaire en est à présent au stade de l’examen au fond.
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J’en viens à présent à l’arrêt rendu par la Cour le 13 juillet 2023 en l’affaire relative à la Question de la délimitation du plateau continental entre le Nicaragua et la Colombie au-delà de 200 milles marins de la côte nicaraguayenne (Nicaragua c. Colombie). Dans une précédente affaire opposant ces deux États, la Cour a rendu en 2012 un arrêt établissant, entre autres, une frontière maritime unique délimitant le plateau continental et les zones économiques exclusives du Nicaragua et de la Colombie jusqu’à la limite située à 200 milles marins des lignes de base à partir desquelles est mesurée la mer territoriale du Nicaragua. Le 16 septembre 2013, le Nicaragua a soumis une requête introductive d’une nouvelle instance.
Dans l’arrêt rendu le 17 mars 2016 sur les exceptions préliminaires soulevées par la Colombie, la Cour a conclu qu’elle avait compétence, sur la base de l’article XXXI du pacte de Bogotá, pour connaître de la première demande formulée par le Nicaragua dans sa requête, dans laquelle il priait la Cour de déterminer « [l]e tracé précis de la frontière maritime entre les portions de plateau continental relevant du Nicaragua et de la Colombie au-delà des limites établies par la Cour dans son arrêt d[e 2012] ».
À la suite du dépôt des pièces de procédure écrite sur le fond, l’affaire s’est trouvée en état. Dans les circonstances de l’affaire, la Cour a estimé qu’il était nécessaire, avant d’examiner toute question technique ou scientifique ayant trait à la délimitation sollicitée par le Nicaragua, qu’elle se prononce sur certains points de droit. Par conséquent, par ordonnance datée du 4 octobre 2022, elle a enjoint aux Parties de présenter leurs arguments, lors des audiences qui approchaient, sur deux questions précises exclusivement.
La Cour a tenu des audiences en décembre 2022, et rendu son arrêt en juillet 2023. Dans son arrêt, elle a conclu que, en droit international coutumier, le droit d’un État à un plateau continental au-delà de 200 milles marins des lignes de base à partir desquelles est mesurée la largeur de sa mer territoriale ne pouvait pas s’étendre à des espaces maritimes en deçà de 200 milles marins des lignes de base d’un autre État.
La Cour a précisé que, en l’absence de droits concurrents sur les mêmes espaces maritimes, elle ne pouvait pas procéder à une délimitation maritime.
La Cour a ajouté que, en deçà de 200 milles marins des lignes de base de la côte continentale de la Colombie et des îles colombiennes, il n’y avait pas de zone de droits concurrents à délimiter en l’affaire. La Cour a également dit qu’elle n’avait pas à déterminer la portée des droits des îles de Serranilla et Bajo Nuevo à des espaces maritimes pour régler le différend qui lui était soumis, et que l’effet produit par les droits d’une formation maritime (Serrana) à des espaces maritimes avait déjà été déterminé dans l’arrêt de 2012. Les demandes contenues dans les conclusions du Nicaragua ont donc été rejetées.
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Monsieur le président,
Je vais à présent revenir sur certaines des ordonnances portant sur des questions de fond que la Cour a rendues pendant la période couverte par le rapport.
Lorsque je suis intervenue devant l’Assemblée l’année dernière, j’ai succinctement exposé la teneur des deux ordonnances en indication de mesures conservatoires rendues le 7 décembre 2021 dans les affaires relatives à l’Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale, l’une introduite par l’Arménie contre l’Azerbaïdjan, et l’autre introduite par l’Azerbaïdjan contre l’Arménie. Dans chacune de ces affaires, le demandeur allègue des actes de discrimination raciale en violation de cette convention, que j’appellerai « CIEDR », contre des personnes d’origine nationale ou ethnique arménienne ou azerbaïdjanaise, respectivement, pendant et après les hostilités dans la région du Haut-Karabakh qui ont commencé à l’automne 2020.
Au cours de l’année écoulée, le demandeur dans chacune de ces deux affaires a sollicité l’indication de mesures conservatoires supplémentaires. Le 22 février 2023, la Cour a rendu ses ordonnances sur deux de ces demandes. Dans la demande soumise en l’affaire Arménie c. Azerbaïdjan, l’Arménie a fait valoir que l’Azerbaïdjan agissait en violation de diverses dispositions de la CIEDR en orchestrant le blocage du corridor de Latchine, qui relie le Haut-Karabakh et l’Arménie. Dans son ordonnance, la Cour a en particulier relevé que, depuis le 12 décembre 2022, la liaison entre le Haut-Karabakh et l’Arménie via le corridor de Latchine était perturbée, et que cette situation avait entraîné un certain nombre de conséquences, empêchant notamment le transfert de personnes hospitalisées en Arménie, ainsi que l’importation au Haut-Karabakh de produits de première nécessité. La Cour a alors ordonné à l’Azerbaïdjan, dans l’attente de la décision finale en l’affaire et conformément aux obligations qui incombent à cet État au titre de la CIEDR, de prendre toutes les mesures dont il dispose afin d’assurer la circulation sans entrave des personnes, des véhicules et des marchandises le long du corridor de Latchine dans les deux sens.
Dans la nouvelle demande en indication de mesures conservatoires soumise en l’affaire Azerbaïdjan c. Arménie, l’Azerbaïdjan a soutenu que l’Arménie avait continué de poser des mines terrestres en 2021 ou après, dans des zones civiles où les personnes déplacées d’origine nationale ou ethnique azerbaïdjanaise prévoyaient de revenir, et qu’elle avait refusé de communiquer des informations au sujet de l’emplacement des mines terrestres et des pièges posés dans des zones dont l’Azerbaïdjan avait récemment repris le contrôle. Dans son ordonnance, la Cour a rappelé qu’elle avait précédemment conclu que la CIEDR n’imposait pas de manière plausible à l’Arménie une quelconque obligation de cesser définitivement ses opérations de minage, ou de prendre des mesures pour permettre à l’Azerbaïdjan de procéder au déminage. À cet égard, la Cour a reconnu qu’une politique consistant à éloigner des personnes sur la base de leur origine nationale ou ethnique d’une région donnée, et à les empêcher d’y revenir, pouvait faire intervenir des droits garantis par la CIEDR, mais a conclu que, prima facie, l’Azerbaïdjan n’avait pas produit devant elle des éléments de preuve démontrant que le comportement allégué de l’Arménie s’agissant des mines terrestres avait pour but ou pour effet de détruire ou de compromettre la reconnaissance, la jouissance ou l’exercice, dans des conditions d’égalité, des droits des personnes d’origine nationale ou ethnique azerbaïdjanaise. Dans son ordonnance du 22 février 2023, la Cour a dit que la même conclusion s’appliquait aux circonstances de l’époque, y compris pour les allégations concernant les pièges. Elle a donc conclu que les conditions pour l’indication de mesures conservatoires n’étaient pas réunies, et a rejeté la demande présentée par l’Azerbaïdjan.
Outre ces décisions, la Cour a rendu deux ordonnances en l’affaire Arménie c. Azerbaïdjan, en réponse à deux demandes de l’Arménie tendant à la modification de mesures conservatoires
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précédemment indiquées (présentées en septembre 2022 et en mai 2023, respectivement). Dans la première ordonnance, rendue le 12 octobre 2022, la Cour a conclu que les circonstances, telles qu’elles se présentaient à elle, n’étaient pas de nature à exiger l’exercice de son pouvoir de modifier les mesures qu’elle avait précédemment indiquées. La seconde ordonnance, qui a été rendue le 6 juillet 2023, avait trait à une demande tendant à la modification de l’ordonnance du 22 février 2023, à laquelle je viens de faire référence, et portait sur des allégations formulées par l’Arménie selon lesquelles la mise en place, par l’Azerbaïdjan, de deux postes de contrôle militaire constituait une nouvelle entrave importante à la circulation le long du corridor de Latchine. La Cour a estimé que, même si l’on pouvait considérer, au vu de ces développements, qu’il y avait eu un changement dans la situation qui prévalait lorsqu’elle a rendu son ordonnance du 22 février 2023, la demande de l’Arménie concernait toujours des allégations de perturbation de la circulation le long du corridor de Latchine. Les conséquences de toute perturbation de cette nature pour les personnes d’origine nationale ou ethnique arménienne seraient les mêmes que celles que la Cour avait constatées dans l’ordonnance du 22 février. De plus, la mesure que la Cour y avait prescrite s’appliquait quelle que soit la cause de la perturbation de la circulation. Par conséquent, la Cour a conclu que les circonstances, telles qu’elles se présentaient à elle à ce moment-là, n’étaient pas de nature à exiger l’exercice de son pouvoir de modifier l’ordonnance du 22 février 2023. Parallèlement, elle a réaffirmé la mesure conservatoire qu’elle y avait prescrite.
Une nouvelle demande en indication de mesures conservatoires présentée par l’Arménie est actuellement en cours de délibéré. Le 29 septembre 2023, cet État a présenté une demande en indication de mesures conservatoires dans le cadre de la procédure qu’il a engagée contre l’Azerbaïdjan. Dans sa demande, l’Arménie indique que
« [l]e 19 septembre 2023, l’Azerbaïdjan — en violation manifeste de l’accord de cessez-le-feu décrété par la déclaration trilatérale de 2020, et en manquement de son obligation de ne pas aggraver le différend, qui a été réaffirmée dans de multiples ordonnances de la Cour — a lancé une offensive militaire de grande envergure contre les 120 000 habitants d’origine arménienne du Haut-Karabakh, bombardant de manière indiscriminée la capitale, Stepanakert, et d’autres zones habitées par des civils ».
L’Arménie évoque ce qu’elle qualifie d’informations crédibles faisant état d’atrocités commises contre des civils, et affirme que, à la date du 27 septembre, des dizaines de milliers de personnes d’origine arménienne avaient été déplacées de force. En conséquence, elle sollicite l’indication de dix mesures conservatoires. Les audiences consacrées à cette demande se sont tenues le 12 octobre 2023.
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J’en viens maintenant aux derniers développements procéduraux en l’affaire relative à des Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Ukraine c. Fédération de Russie ; 32 États intervenants), introduite par l’Ukraine le 26 février 2022. Je rappelle que, dans cette affaire, la requête de l’Ukraine portait essentiellement sur le lancement par la Fédération de Russie d’« une “opération militaire spéciale” contre l’Ukraine, avec pour objectif affiché de prévenir et de punir de prétendus actes de génocide dénués de tout fondement factuel ». Comme je l’avais signalé dans le discours que j’ai fait l’année dernière devant l’Assemblée, la Cour a rendu le 16 mars 2022 une ordonnance indiquant des mesures conservatoires dans cette affaire, ordonnant notamment à la Fédération de Russie de suspendre immédiatement les opérations militaires qu’elle avait commencées le 24 février 2022 sur le territoire de l’Ukraine.
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Le 3 octobre 2022, la Fédération de Russie a soulevé des exceptions préliminaires d’incompétence de la Cour et d’irrecevabilité de la requête de l’Ukraine. Conformément au Règlement de la Cour, la procédure sur le fond a été suspendue dans l’attente de la décision de la Cour sur les exceptions préliminaires. Les audiences consacrées à ces exceptions se sont tenues du 18 au 27 septembre 2023 et l’affaire, au stade des exceptions préliminaires, est actuellement en cours de délibéré.
Entre le 21 juillet et le 15 décembre 2022, 33 États ont déposé des déclarations d’intervention en l’affaire sur le fondement de l’article 63 du Statut. Cette disposition donne aux États parties à une convention le droit d’intervenir dans une affaire lorsque l’interprétation de cet instrument est en cause. Ces 33 États, tous parties à la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide de 1948 (ou la « convention sur le génocide »), ont demandé à intervenir pour présenter des observations sur l’interprétation de l’article IX, qui est la clause compromissoire de cet instrument, ainsi que d’autres dispositions pertinentes aux fins de la compétence de la Cour. Certains de ces États ont également cherché à présenter des observations sur des dispositions de la convention sur le génocide se rapportant au fond de l’affaire.
La Fédération de Russie a soulevé des exceptions d’irrecevabilité de l’ensemble des déclarations d’intervention. Par ordonnance datée du 5 juin 2023, la Cour a examiné ces exceptions, et jugé que les déclarations d’intervention soumises par 32 États étaient recevables au stade des exceptions préliminaires en ce qu’elles avaient trait à l’interprétation de l’article IX et d’autres dispositions de la convention sur le génocide pertinentes aux fins de la détermination de la compétence de la Cour.
En particulier, en réponse aux arguments avancés par la Fédération de Russie, la Cour a précisé que, lorsqu’elle se prononce sur la recevabilité d’une déclaration d’intervention fondée sur l’article 63 du Statut, elle doit seulement rechercher si la déclaration considérée a trait à l’interprétation d’une convention en cause dans l’instance en cours, et que la question de savoir quelles sont les motivations d’un État pour déposer une déclaration d’intervention est dépourvue de pertinence. La Cour a également conclu que le fait d’accueillir les déclarations d’intervention en l’affaire n’était pas susceptible de porter atteinte aux principes de l’égalité des parties ou de la bonne administration de la justice.
En prévision des étapes à venir dans cette affaire, la Cour a entrepris d’organiser les audiences de manière à assurer l’égalité entre les Parties et la bonne administration de la justice, et fait savoir qu’elle ne prendrait en considération, au stade des exceptions préliminaires, aucun des éléments présentés dans les observations écrites ou orales des États intervenants qui sortiraient du cadre ainsi fixé.
Dans son ordonnance du 5 juin 2023, la Cour a également retenu une exception d’irrecevabilité de la déclaration des États-Unis, soulevée par la Fédération de Russie. Ces derniers avaient formulé une réserve à l’article IX de la convention sur le génocide, article qui constitue la base de compétence invoquée par le demandeur en l’affaire et qui sera interprété par la Cour au stade des exceptions préliminaires. La Cour a conclu que les États-Unis ne pouvaient pas intervenir dans le cadre de l’interprétation de l’article IX de la convention alors qu’ils ne sont pas liés par cette disposition. Par conséquent, la déclaration d’intervention des États-Unis a été déclarée irrecevable dans la mesure où elle a trait au stade de la procédure sur les exceptions préliminaires.
Après la publication de l’ordonnance rendue par la Cour le 5 juin 2023, la plupart des États dont les déclarations d’intervention avaient été jugées recevables au stade des exceptions préliminaires se sont prévalus du droit que leur confère le Règlement de la Cour de déposer des observations écrites et de présenter des observations orales au cours des audiences consacrées aux exceptions préliminaires de la Fédération de Russie. Leurs observations orales ont été présentées après le premier tour des plaidoiries des Parties. Lors du second tour de plaidoiries, la Fédération de Russie a disposé de deux séances de trois heures pour répondre aux arguments de l’Ukraine et aux
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observations orales des États intervenants, tandis que l’Ukraine n’a disposé que d’une séance de trois heures pour répondre aux arguments de la Fédération de Russie et aux observations orales des États intervenants.
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Monsieur le président,
Les exceptions préliminaires soulevées par la Fédération de Russie dans l’affaire susmentionnée ne sont que l’une des questions actuellement en cours de délibéré. La Cour a également entamé son délibéré sur le fond de l’affaire relative à l’Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie), à la suite des audiences publiques qui ont eu lieu en juin 2023, ainsi que sur les demandes en indication de mesures conservatoires présentées en l’affaire relative à l’Application de la convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (Canada et Pays-Bas c. République arabe syrienne) et en l’affaire relative à l’Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Arménie c. Azerbaïdjan), que j’ai déjà mentionnées.
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Monsieur le président, Excellences, Mesdames et Messieurs les délégués,
Avant de conclure mon propos, je voudrais communiquer à l’Assemblée quelques informations sur certaines questions importantes.
Permettez-moi tout d’abord de vous présenter brièvement une importante initiative que la Cour a prise dans le cadre de la réflexion qu’elle mène en permanence sur ses procédures et méthodes de travail. J’ai le plaisir de vous annoncer que, en début d’année, la Cour a apporté certaines modifications à son Règlement, à la résolution visant sa pratique interne en matière judiciaire et à ses instructions de procédure, afin d’y introduire un langage inclusif. L’une des raisons essentielles qui ont motivé ce changement est le fait que la Cour a conscience de l’importance de la langue pour façonner les perceptions et les opinions en matière d’égalité de genre et d’inclusivité. Il appartient à la Cour, en tant qu’organe judiciaire principal de l’Organisation des Nations Unies, de défendre les idéaux de l’Organisation en promouvant l’égalité de genre et en éliminant les préjugés sexistes dans les formulations qu’elle emploie dans ses documents officiels. Ces règles et autres documents modifiés, qui sont entrés en vigueur en début de semaine, se trouvent sur le site Internet de la Cour et seront prochainement publiés au format papier.
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J’aimerais maintenant dire quelques mots du fonds d’affectation spéciale pour le Programme relatif aux Judicial Fellows de la Cour, qui a été, comme vous le savez, créé par le Secrétaire général en 2021, à la demande de l’Assemblée générale, afin d’encourager des candidats d’origine géographique plus variée à participer à ce programme. Comme je l’avais indiqué l’année dernière, grâce aux généreuses contributions reçues, trois des 15 Judicial Fellows qui ont pris part au programme 2022-2023 ont bénéficié de ce fonds. J’ai le plaisir de vous informer que, cette année également, trois des 15 Judicial Fellows qui sont arrivés le mois dernier à la Cour perçoivent une allocation dans le cadre du fonds. Je forme le voeu qu’États, organisations internationales, particuliers et autres entités continuent d’apporter leur soutien financier à cette excellente initiative. À ce jour, des ressortissants du Brésil, de l’Inde, de la République islamique d’Iran, de la République du Congo, d’Afrique du Sud et de Tunisie ont reçu une bourse dans le cadre du fonds.
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J’aimerais également vous communiquer les dernières informations relatives au problème de la présence d’amiante au Palais de la Paix, bâtiment emblématique qui symbolise aujourd’hui la paix à l’oeuvre, et où la Cour et sa devancière, la Cour permanente de Justice internationale, ont le privilège de siéger depuis plus d’un siècle.
Vous vous rappellerez peut-être que, en 2016, on a découvert que le Palais de la Paix était contaminé à l’amiante. Le Gouvernement néerlandais a donc fait part de son intention de mener des travaux de désamiantage et de procéder dans le même temps à la rénovation du bâtiment. Comme je l’avais mentionné dans mon discours à l’Assemblée générale de l’année dernière, les autorités néerlandaises ont, courant 2022, informé la Cour qu’elles avaient décidé de suivre une approche plus restreinte, dont la première étape suppose l’enlèvement de l’amiante dans le grenier du bâtiment du Palais de la Paix, et la réalisation d’une étude pour localiser l’amiante dans d’autres zones contaminées. Sur la base des résultats de ces recherches, les autorités néerlandaises décideront quelles seront les prochaines étapes. Des consultations entre la Cour et le pays hôte ont actuellement lieu pour déterminer la manière dont se déroulera la première étape.
La Cour a bien conscience que ce n’est là que le début d’un projet complexe qui mobilisera des ressources considérables, et qui est susceptible d’avoir des répercussions sur son budget pour les années à venir, en fonction de l’issue de la première étape. Tout en étant reconnaissante au pays hôte des efforts qu’il déploie pour faire avancer le projet, la Cour espère que le Gouvernement néerlandais, qui en assume la responsabilité, fera en sorte que les travaux envisagés ne gênent pas la Cour dans ses activités judiciaires, alors que son calendrier est extrêmement chargé. Elle est également convaincue que le pays hôte veillera à ce que le cadre indispensable, définissant clairement les missions et les responsabilités de chaque partie concernée, soit bien établi. Permettez-moi d’ajouter que, indépendamment du problème de l’amiante, le Palais de la Paix a d’urgence besoin de travaux d’entretien et de modernisation. La Cour ne doute pas que, avec un soutien plus appuyé de la part du pays hôte, ces questions pourront trouver une solution rapide, afin de lui permettre de s’acquitter efficacement de sa mission judiciaire.
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Monsieur le président,
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Avant de conclure mon discours, je souhaiterais revenir sur la situation budgétaire de la Cour. Comme il ressort de mon compte rendu des activités judiciaires de la Cour, celle-ci connaît actuellement l’une des périodes les plus actives de son histoire — tendance qui ne semble pas vouloir ralentir. Les membres de la Cour sont honorés de la confiance que la communauté internationale continue de placer dans notre institution. Il n’en reste pas moins que les ressources allouées à la Cour, et la taille très modeste de son Greffe (bien que les fonctionnaires qui le composent soient fort dévoués), sont très loin de permettre de pouvoir répondre à l’augmentation considérable du nombre d’affaires inscrites au rôle ces dernières années. La charge de travail qui attend la Cour dans les années à venir nécessitera certainement un ajustement des ressources budgétaires qui lui seront allouées, afin qu’elle puisse continuer à remplir le mandat que lui confère la Charte des Nations Unies.
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Monsieur le président, Excellences, Mesdames et Messieurs les délégués,
Voilà qui conclut mon propos. Je vous remercie de m’avoir offert cette occasion de m’adresser à vous aujourd’hui et je présente à l’Assemblée générale tous mes voeux de succès pour sa soixante-dix-huitième session.
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Discours de S. Exc. Mme la juge Joan E. Donoghue, présidente de la Cour internationale de Justice, à l’occasion de la soixante dix huitième session de l’Assemblée générale des Nations Unies

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