Arrêt du 6 avril 2023

Document Number
171-20230406-JUD-01-00-EN
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Incidental Proceedings
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6 AVRIL 2023
ARRÊT
SENTENCE ARBITRALE DU 3 OCTOBRE 1899 (GUYANA c. VENEZUELA)
___________
ARBITRAL AWARD OF 3 OCTOBER 1899 (GUYANA v. VENEZUELA)
6 APRIL 2023
JUDGMENT
TABLE DES MATIÈRES
Paragraphes
QUALITÉS 1-27
I. CONTEXTE HISTORIQUE ET FACTUEL 28-52
A. Le traité de Washington de 1897 et la sentence de 1899 30-33
B. Le rejet de la sentence de 1899 par le Venezuela et la recherche d’un règlement du différend 34-38
C. La signature de l’accord de Genève 39-43
D. La mise en oeuvre de l’accord de Genève 44-52
II. RECEVABILITÉ DE L’EXCEPTION PRÉLIMINAIRE SOULEVÉE PAR LE VENEZUELA 53-74
III. EXAMEN DE L’EXCEPTION PRÉLIMINAIRE SOULEVÉE PAR LE VENEZUELA 75-107
DISPOSITIF 108
___________
COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE
ANNÉE 2023
2023
6 avril
Rôle général
no 171
6 avril 2023
SENTENCE ARBITRALE DU 3 OCTOBRE 1899
(GUYANA c. VENEZUELA)
EXCEPTION PRÉLIMINAIRE
Venezuela se référant au défaut éventuel de qualité pour agir du Guyana  Venezuela ne soulevant, en substance, qu’une seule exception préliminaire  Exception préliminaire fondée sur l’argument selon lequel le Royaume-Uni est une tierce partie indispensable sans le consentement de laquelle la Cour ne saurait statuer sur le différend.
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Contexte historique et factuel.
Revendications territoriales concurrentes du Royaume-Uni et du Venezuela au XIXe siècle  Traité d’arbitrage pour le règlement de la question de la frontière entre la colonie de la Guyane britannique et le Venezuela signé à Washington le 2 février 1897  Sentence arbitrale du 3 octobre 1899.
Rejet de la sentence de 1899 par le Venezuela.
Signature de l’accord de Genève de 1966  Indépendance du Guyana le 26 mai 1966  Guyana étant devenu partie à l’accord de Genève aux côtés du Royaume-Uni et du Venezuela.
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Mise en oeuvre de l’accord de Genève  Commission mixte de 1966 à 1970  Protocole de Port of Spain de 1970  Moratoire de douze ans  Parties s’en remettant ensuite au Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies pour choisir un moyen de règlement conformément au paragraphe 2 de l’article IV de l’accord de Genève  Secrétaire général ayant choisi la procédure des bons offices de 1990 à 2017  Décision du Secrétaire général du 30 janvier 2018 choisissant la Cour comme moyen de règlement du différend  Saisine de la Cour par le Guyana le 29 mars 2018.
*
Recevabilité de l’exception préliminaire du Venezuela.
Principe de l’Or monétaire  Distinction entre l’existence de la compétence de la Cour et l’exercice de cette compétence  Exception du Venezuela fondée sur le principe de l’Or monétaire portant sur l’exercice de la compétence de la Cour et ne constituant pas une exception d’incompétence.
Principe de l’autorité de la chose jugée  Autorité de la chose jugée s’attachant à un arrêt sur la compétence  Dispositif d’un arrêt étant revêtu de l’autorité de la chose jugée  Sens du dispositif pouvant être déterminé par référence aux motifs  Autorité de la chose jugée ne s’attachant pas aux points qui n’ont pas été tranchés, ni expressément ni par implication logique  Arrêt sur la compétence rendu le 18 décembre 2020 (arrêt de 2020) ne traitant pas, même implicitement, de la question de l’exercice de la compétence  Question de savoir si le Royaume-Uni est une tierce partie indispensable sans le consentement de laquelle la Cour ne saurait exercer sa compétence n’ayant pas été tranchée dans l’arrêt de 2020  Autorité de la chose jugée de l’arrêt de 2020 ne couvrant que la question de l’existence de la compétence  Arrêt de 2020 ne faisant pas obstacle à la recevabilité de l’exception préliminaire du Venezuela.
Ordonnance de la Cour du 19 juin 2018 ne concernant que les écritures ayant trait à la question de l’existence de la compétence de celle-ci  Venezuela étant resté en droit de soulever une exception portant sur l’exercice par la Cour de sa compétence dans le délai prévu au paragraphe 1 de l’article 79bis du Règlement.
Exception préliminaire du Venezuela étant recevable.
*
Examen de l’exception préliminaire du Venezuela.
Allégation selon laquelle les intérêts juridiques du Royaume-Uni constitueraient l’objet même de la décision de la Cour  Guyana, Venezuela et Royaume-Uni étant parties à l’accord de Genève, sur lequel est fondée la compétence de la Cour  Implications juridiques de la qualité de partie à l’accord de Genève du Royaume-Uni  Nécessité de procéder à l’interprétation des dispositions pertinentes de l’accord de Genève  Cour se devant d’appliquer les règles d’interprétation énoncées aux articles 31 à 33 de la convention de Vienne sur le droit des traités, qui reflètent le droit international coutumier  Royaume-Uni ayant participé à l’élaboration de l’accord de Genève en
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consultation avec la Guyane britannique  Accession prochaine de la Guyane britannique à l’indépendance ayant été prise en considération  Etape initiale du processus de règlement du différend  Articles I et II de l’accord de Genève prévoyant la constitution d’une commission mixte par le Venezuela et la Guyane britannique  Absence de rôle attribué au Royaume-Uni à l’étape initiale  Venezuela et Guyane britannique ayant l’exclusivité du règlement du différend à travers la commission mixte  Etapes finales du processus de règlement du différend  Article IV de l’accord de Genève  Absence de mention du Royaume-Uni  Guyana et Venezuela assumant la responsabilité du choix d’un moyen de règlement pacifique  Question devant, à défaut d’accord, être soumise au Secrétaire général, qui choisirait le moyen de règlement  Aucun rôle confié au Royaume-Uni dans le processus de règlement du différend conformément à l’article IV.
Mécanisme de règlement du différend établi par les articles II et IV de l’accord de Genève reflétant la position partagée par toutes les parties, selon laquelle le différend serait réglé par le Guyana et le Venezuela sans la participation du Royaume-Uni  Acceptation par le Royaume-Uni du mécanisme  Royaume-Uni ayant eu connaissance des allégations du Venezuela concernant des actes fautifs qui lui étaient imputés  Lettre du 14 février 1962 adressée au Secrétaire général par le représentant permanent du Venezuela auprès de l’Organisation des Nations Unies  Déclarations faites par le Venezuela et le Royaume-Uni devant la Quatrième Commission de l’Assemblée générale des Nations Unies en novembre 1962  Examen tripartite, conduit en 1965, de la documentation concernant la validité de la sentence de 1899  Royaume-Uni ayant connaissance de la portée du différend  Royaume-Uni ayant accepté le fait qu’il ne participerait pas au règlement du différend entre le Guyana et le Venezuela.
Examen de la pratique ultérieure des parties à l’accord de Genève  Venezuela ayant exclusivement dialogué avec le Guyana dans le cadre de la commission mixte et aux fins de la mise en oeuvre de l’article IV de l’accord de Genève  Accord des parties sur le fait que le différend pourrait être réglé sans la participation du Royaume-Uni.
Royaume-Uni ayant, de par sa qualité de partie à l’accord de Genève, accepté que le différend puisse être réglé par l’un des moyens prévus à l’article 33 de la Charte des Nations Unies sans sa participation  Principe de l’Or monétaire n’entrant pas en jeu  Possibilité que la Cour, dans son arrêt au fond, soit appelée à se prononcer sur certains comportements imputables au Royaume-Uni ne faisant pas obstacle à ce qu’elle exerce sa compétence, qui est fondée sur l’application de l’accord de Genève.
Exception préliminaire du Venezuela étant rejetée.
ARRÊT
Présents : MME DONOGHUE, présidente ; M. GEVORGIAN, vice-président ; MM. TOMKA, ABRAHAM, BENNOUNA, YUSUF, MMES XUE, SEBUTINDE, MM. BHANDARI, ROBINSON, SALAM, IWASAWA, NOLTE, juges ; MM. WOLFRUM, COUVREUR, juges ad hoc ; M. GAUTIER, greffier.
En l’affaire de la sentence arbitrale du 3 octobre 1899,
entre
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la République coopérative du Guyana,
représentée par
l’honorable Carl B. Greenidge,
comme agent ;
S. Exc. Mme Elisabeth Harper,
comme coagente ;
M. Paul S. Reichler, avocat au cabinet 11 King’s Bench Walk (Londres), membre des barreaux de la Cour suprême des Etats-Unis d’Amérique et du district de Columbia,
M. Philippe Sands, KC, professeur de droit international au University College London, cabinet 11 King’s Bench Walk (Londres),
M. Pierre d’Argent, professeur ordinaire à l’Université catholique de Louvain, membre de l’Institut de droit international, cabinet Foley Hoag LLP, membre du barreau de Bruxelles,
Mme Christina L. Beharry, cabinet Foley Hoag LLP, membre des barreaux du district de Columbia, de l’Etat de New York, de l’Ontario, ainsi que d’Angleterre et du pays de Galles,
comme avocats ;
M. Edward Craven, Matrix Chambers (Londres),
M. Juan Pablo Hugues Arthur, cabinet Foley Hoag LLP, membre du barreau de l’Etat de New York,
Mme Isabella F. Uría, avocate au cabinet Foley Hoag LLP, membre du barreau du district de Columbia,
comme conseils ;
l’honorable Mohabir Anil Nandlall, membre du Parlement, Attorney General et ministre des affaires juridiques,
l’honorable Gail Teixeira, membre du Parlement, ministre des affaires parlementaires et de la conduite des affaires publiques,
M. Ronald Austin, ambassadeur, conseiller du chef de l’opposition sur les questions frontalières,
Mme Donnette Streete, directrice du département des frontières du ministère des affaires étrangères,
M. Lloyd Gunraj, premier secrétaire, chargé d’affaires à l’ambassade de la République coopérative du Guyana au Royaume de Belgique et auprès de l’Union européenne,
comme conseillers ;
Mme Nancy Lopez, cabinet Foley Hoag LLP,
comme assistante,
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et
la République bolivarienne du Venezuela,
représentée par
S. Exc. Mme Delcy Rodríguez, vice-présidente exécutive de la République bolivarienne du Venezuela ;
S. Exc. M. Samuel Reinaldo Moncada Acosta, PhD, Université d’Oxford, ambassadeur, représentant permanent de la République bolivarienne du Venezuela auprès de l’Organisation des Nations Unies,
comme agent ;
Mme Elsie Rosales García, PhD, professeure de droit pénal, Universidad Central de Venezuela,
comme coagente ;
S. Exc. M. Reinaldo Muñoz, procureur général de la République bolivarienne du Venezuela,
S. Exc. M. Calixto Ortega, ambassadeur, mission permanente de la République bolivarienne du Venezuela auprès de l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques, de la Cour pénale internationale et d’autres organisations internationales,
comme hauts représentants de l’Etat ;
M. Antonio Remiro Brotóns, PhD, professeur émérite de droit international public, Universidad Autónoma de Madrid,
M. Carlos Espósito, PhD, professeur de droit international public, Universidad Autónoma de Madrid,
Mme Esperanza Orihuela, PhD, professeure de droit international public, Universidad de Murcia,
M. Alfredo De Jesús O., PhD, Université Paris 2 Panthéon-Assas, membre des barreaux de Paris et de la République bolivarienne du Venezuela, membre de la Cour permanente d’arbitrage,
M. Paolo Palchetti, PhD, professeur à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne,
M. Christian Tams, PhD, professeur de droit international à l’Université de Glasgow, membre académique de Matrix Chambers (Londres),
M. Andreas Zimmermann, LLM, Harvard, professeur de droit international à l’Université de Potsdam, membre de la Cour permanente d’arbitrage,
comme conseils et avocats ;
M. Carmelo Borrego, PhD, Universitat de Barcelona, professeur de droit processuel, Universidad Central de Venezuela,
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M. Eugenio Hernández-Bretón, PhD, Université de Heidelberg, professeur de droit international privé, Universidad Central de Venezuela, doyen, Universidad Monteávila, membre et ancien président de l’Académie des sciences politiques et sociales,
M. Julio César Pineda, PhD, droit international et relations internationales, ancien ambassadeur,
M. Edgardo Sobenes, consultant en droit international, LLM, Université de Leyde, Master, ISDE/Universitat de Barcelona,
comme conseils ;
M. Jorge Reyes, ministre-conseiller, mission permanente de la République bolivarienne du Venezuela auprès de l’Organisation des Nations Unies,
Mme Anne Coulon, avocate, membre du barreau de l’Etat de New York, Temple Garden Chambers,
Mme Gimena González, DEA, droit international et relations internationales,
Mme Arianny Seijo Noguera, PhD, Université de Westminster,
M. John Schabedoth, LLM, assistant à l’Université de Potsdam,
M. Valentín Martín, LLM, doctorant en droit international à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne,
comme conseils adjoints ;
M. Henry Franceschi, directeur général du contentieux, bureau du procureur général de la République,
Mme María Josefina Quijada, LLM, BA, langues modernes,
M. Néstor López, LLM, BA, langues modernes, consul général de la République bolivarienne du Venezuela, consulat du Venezuela à Barcelone,
M. Manuel Jiménez, LLM, secrétaire privé et assistant personnel de la vice-présidente de la République,
M. Kenny Díaz, LLM, directeur de cabinet de la vice-présidente de la République,
M. Larry Davoe, LLM, directeur des affaires juridiques de la vice-présidence de la République,
M. Euclides Sánchez, directeur de la sécurité de la vice-présidence de la République,
Mme Alejandra Carolina Bastidas, cheffe du protocole de la vice-présidence de la République,
M. Héctor José Castillo Riera, sécurité de la vice-présidence de la République,
M. Daniel Alexander Quintero, assistant, vice-présidence de la République,
comme membres de la délégation,
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LA COUR,
ainsi composée,
après délibéré en chambre du conseil,
rend l’arrêt suivant :
1. Le 29 mars 2018, le Gouvernement de la République coopérative du Guyana (ci-après le «Guyana») a déposé au Greffe de la Cour une requête introductive d’instance contre la République bolivarienne du Venezuela (ci-après le «Venezuela») au sujet d’un différend concernant «la validité juridique et l’effet contraignant de la sentence arbitrale du 3 octobre 1899 relative à la frontière entre la colonie de la Guyane britannique et les Etats-Unis du Venezuela».
2. Dans sa requête, le Guyana entendait fonder la compétence de la Cour, en vertu du paragraphe 1 de l’article 36 du Statut de celle-ci, sur le paragraphe 2 de l’article IV de l’«accord tendant à régler le différend entre le Venezuela et le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord relatif à la frontière entre le Venezuela et la Guyane britannique», signé à Genève le 17 février 1966 (ci-après l’«accord de Genève» ou l’«accord»). Il expliquait que, conformément à cette dernière disposition, le Guyana et le Venezuela avaient «simultanément conféré au Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies le pouvoir de choisir le moyen de règlement du différend [et que] celui-ci en a[vait] fait usage le 30 janvier 2018, optant pour le règlement judiciaire par la Cour».
3. En application du paragraphe 2 de l’article 40 du Statut, le greffier a immédiatement communiqué la requête du Guyana au Gouvernement du Venezuela. Il a en outre notifié le dépôt de cette requête au Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies.
4. Le greffier a ensuite, par lettre datée du 3 juillet 2018, informé tous les Etats Membres de l’Organisation des Nations Unies du dépôt de la requête.
5. Conformément au paragraphe 3 de l’article 40 du Statut, le greffier a informé les Etats Membres de l’Organisation des Nations Unies, par l’entremise du Secrétaire général, du dépôt de la requête en leur transmettant le texte bilingue imprimé de celle-ci.
6. Le 18 juin 2018, lors d’une réunion que le président de la Cour a tenue avec les Parties, en application de l’article 31 du Règlement de la Cour, pour recueillir leurs vues sur des questions de procédure, S. Exc. Mme Delcy Rodríguez, vice-présidente exécutive du Venezuela, a déclaré que son gouvernement estimait que la Cour n’avait manifestement pas compétence pour connaître de l’affaire et que le Venezuela avait décidé de ne pas prendre part à l’instance. Lors de la même réunion, le Guyana a déclaré qu’il désirait que la Cour poursuive l’examen de l’affaire.
7. Par ordonnance du 19 juin 2018, la Cour a, en application du paragraphe 2 de l’article 79 du Règlement du 14 avril 1978, tel qu’amendé le 1er février 2001, estimé que, dans les circonstances de l’espèce, il était en premier lieu nécessaire de régler la question de sa compétence et il devrait, en conséquence, être statué séparément, avant toute procédure sur le fond, sur cette question. La Cour a ainsi fixé au 19 novembre 2018 et au 18 avril 2019, respectivement, les dates d’expiration des délais
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pour le dépôt du mémoire du Guyana et du contre-mémoire du Venezuela portant sur la question de la compétence de la Cour. Le Guyana a déposé son mémoire sur cette question dans le délai ainsi fixé.
8. La Cour ne comptant sur le siège aucun juge de la nationalité de l’une ou l’autre des Parties, le Guyana s’est prévalu du droit que lui confère le paragraphe 3 de l’article 31 du Statut de procéder à la désignation d’un juge ad hoc pour siéger en l’affaire. Par lettre en date du 13 juillet 2018, il a informé la Cour qu’il avait désigné Mme Hilary Charlesworth. Le Venezuela, quant à lui, n’a, à ce stade, pas fait usage du droit de désigner un juge ad hoc pour siéger en l’affaire.
9. Bien qu’il n’ait pas déposé de contre-mémoire sur la question de la compétence de la Cour dans le délai fixé à cet effet, le Venezuela a, le 28 novembre 2019, soumis à la Cour un document intitulé «Mémorandum de la République bolivarienne du Venezuela sur la requête déposée par la République coopérative du Guyana auprès de la Cour internationale de Justice le 29 mars 2018» (ci-après le «mémorandum»). Ce document a immédiatement été transmis au Guyana par le Greffe de la Cour.
10. Le 30 juin 2020 s’est tenue, par liaison vidéo, une audience publique sur la question de la compétence de la Cour, à laquelle le Venezuela n’a pas participé. Par lettre en date du 24 juillet 2020, le Venezuela a transmis des observations écrites sur les arguments présentés par le Guyana lors de l’audience du 30 juin 2020. Celui-ci a, par lettre datée du 3 août 2020, fait part de ses vues sur cette communication du Venezuela.
11. Dans l’arrêt qu’elle a rendu le 18 décembre 2020 (ci-après l’«arrêt de 2020»), la Cour a dit qu’elle avait compétence pour connaître de la requête déposée par le Guyana le 29 mars 2018 dans la mesure où elle se rapporte à la validité de la sentence du 3 octobre 1899 et à la question connexe du règlement définitif du différend concernant la frontière terrestre entre le Guyana et le Venezuela. Elle a également dit qu’elle n’avait pas compétence pour connaître des demandes du Guyana qui sont fondées sur des faits survenus après la signature de l’accord de Genève.
12. Par ordonnance du 8 mars 2021, la Cour a fixé au 8 mars 2022 et au 8 mars 2023, respectivement, les dates d’expiration des délais pour le dépôt du mémoire du Guyana et du contre-mémoire du Venezuela sur le fond de l’affaire. Le Guyana a déposé son mémoire dans le délai ainsi prescrit.
13. A la suite de l’élection de Mme Charlesworth en tant que membre de la Cour, le Guyana a désigné M. Rüdiger Wolfrum pour la remplacer en qualité de juge ad hoc en l’affaire, Mme Charlesworth ayant informé la présidente de la Cour qu’elle avait décidé, au vu des circonstances, de ne pas participer au jugement de l’affaire. Par lettres en date du 25 janvier 2022, le greffier a transmis cette information aux Parties.
14. Par lettre en date du 6 juin 2022, S. Exc. Mme Delcy Rodríguez, vice-présidente exécutive du Venezuela, a informé la Cour que le Gouvernement vénézuélien avait désigné S. Exc. M. Samuel Reinaldo Moncada Acosta, représentant permanent du Venezuela auprès de l’Organisation des Nations Unies, comme agent, et S. Exc. M. Félix Plasencia González, ancien ministre du pouvoir populaire des relations extérieures du Venezuela, et Mme Elsie Rosales García, professeure à la Universidad Central de Venezuela, comme coagents aux fins de l’affaire.
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15. Le 7 juin 2022, dans le délai prescrit par le paragraphe 1 de l’article 79bis du Règlement de la Cour, le Venezuela a soulevé des exceptions préliminaires qu’il a qualifiées d’exceptions d’irrecevabilité de la requête. En conséquence, par ordonnance du 13 juin 2022, la Cour, notant que, conformément aux dispositions du paragraphe 3 de l’article 79bis du Règlement, la procédure sur le fond était suspendue, et tenant compte de l’instruction de procédure V, a fixé au 7 octobre 2022 la date d’expiration du délai pour le dépôt par le Guyana d’un exposé écrit contenant ses observations et conclusions sur les exceptions préliminaires soulevées par le Venezuela. Le Guyana a déposé son exposé écrit le 22 juillet 2022.
16. Par lettre datée du 25 juillet 2022, le Venezuela a informé la Cour qu’il désignait M. Philippe Couvreur pour siéger en qualité de juge ad hoc en l’affaire.
17. Par lettre en date du 28 juillet 2022, le Venezuela a formulé des commentaires au sujet de l’exposé écrit du Guyana sur ses exceptions préliminaires, et prié la Cour de donner aux Parties la possibilité de présenter, dans le délai qu’elle jugerait raisonnable, des écritures additionnelles consacrées à la recevabilité de la requête. Par lettre datée du 3 août 2022, le Guyana s’est dit opposé à la demande tendant à ce que soit autorisé un nouveau tour de procédure écrite.
18. Par lettres datées du 8 août 2022, les Parties ont été informées que des audiences sur les exceptions préliminaires soulevées par le Venezuela se tiendraient du 17 au 20 octobre 2022. A la demande du Guyana, et après avoir examiné les commentaires formulés à cet égard par le Venezuela, la Cour a reporté l’ouverture de la procédure orale au 17 novembre 2022. Les Parties ont été informées de la décision de la Cour par lettres en date du 23 août 2022.
19. Par lettre du 8 novembre 2022, l’agent du Venezuela, se référant à l’article 56 du Règlement de la Cour et à l’instruction de procédure IX, a indiqué que le Gouvernement vénézuélien souhaitait produire de nouveaux documents. L’agent du Guyana a, par lettre du 14 novembre 2022, informé la Cour que le Gouvernement guyanien avait décidé de ne pas soulever d’objection à la présentation desdits documents, lesquels ont donc été versés au dossier de l’affaire.
20. Conformément au paragraphe 2 de l’article 53 du Règlement, la Cour, après avoir consulté les Parties, a décidé que des exemplaires des pièces de procédure et documents y annexés seraient rendus accessibles au public à l’ouverture de la procédure orale.
21. Les 17, 18, 21 et 22 novembre 2022 se sont tenues des audiences publiques sur les exceptions préliminaires soulevées par le Venezuela, au cours desquelles ont été entendus en leurs plaidoiries et réponses :
Pour le Venezuela : S. Exc. Mme Delcy Rodríguez,
M. Andreas Zimmermann,
Mme Esperanza Orihuela,
M. Carlos Espósito,
M. Christian Tams,
M. Paolo Palchetti,
M. Antonio Remiro Brotóns.
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Pour le Guyana : l’honorable Carl B. Greenidge,
M. Pierre d’Argent,
Mme Christina L. Beharry,
M. Paul S. Reichler,
M. Philippe Sands.
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22. Dans la requête, les demandes ci-après ont été formulées par le Guyana :
«Compte tenu de ce qui précède, et ainsi qu’il l’exposera plus en détail dans les pièces de procédure écrite qu’il soumettra conformément à toute ordonnance que la Cour rendra, le Guyana prie celle-ci de dire et juger que :
a) la sentence de 1899 est valide et revêt un caractère obligatoire pour le Guyana et le Venezuela, et que la frontière établie par ladite sentence et l’accord de 1905 est valide et revêt un caractère obligatoire pour le Guyana et le Venezuela ;
b) le Guyana jouit de la pleine souveraineté sur le territoire situé entre le fleuve Essequibo et la frontière établie par la sentence arbitrale de 1899 et l’accord de 1905, et que le Venezuela jouit de la pleine souveraineté sur le territoire situé à l’ouest de ladite frontière ; que le Guyana et le Venezuela sont tenus au respect mutuel, plein et entier, de leur souveraineté et de leur intégrité territoriale sur la base de la frontière établie par la sentence arbitrale de 1899 et l’accord de 1905 ;
c) le Venezuela doit immédiatement se retirer de la moitié orientale de l’île d’Ankoko et cesser d’occuper celle-ci, et agir de même s’agissant de tout autre territoire dont il est reconnu dans la sentence arbitrale de 1899 et l’accord de 1905 qu’il relève de la souveraineté territoriale du Guyana ;
d) le Venezuela doit s’abstenir de recourir à la menace ou à l’emploi de la force contre toute personne physique ou morale autorisée par le Guyana à mener une activité économique ou commerciale sur le territoire guyanien tel que défini par la sentence arbitrale de 1899 et l’accord de 1905, ou dans tout espace maritime généré par ledit territoire et sur lequel le Guyana a souveraineté ou exerce des droits souverains, ainsi que d’y entraver toute activité menée par le Guyana ou avec son autorisation ;
e) la responsabilité internationale du Venezuela est engagée à raison de violations de la souveraineté et des droits souverains du Guyana et de tous les préjudices subis en conséquence par celui-ci.»
23. Dans la procédure écrite sur le fond, les conclusions ci-après ont été présentées au nom du Gouvernement du Guyana dans le mémoire :
«Pour les raisons exposées dans son mémoire, tout en se réservant le droit de compléter, préciser ou modifier les présentes conclusions, la République coopérative du Guyana prie respectueusement la Cour internationale de Justice :
de dire et juger que :
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1) la sentence de 1899 est valide et revêt un caractère obligatoire pour le Guyana et le Venezuela, et que la frontière établie par ladite sentence et l’accord de 1905 constitue la frontière entre le Guyana et le Venezuela ; et que
2) le Guyana jouit de la pleine souveraineté sur le territoire situé entre le fleuve Essequibo et la frontière établie par la sentence arbitrale de 1899 et l’accord de 1905, et le Venezuela est tenu de respecter pleinement la souveraineté et l’intégrité territoriale du Guyana sur la base de la frontière établie par la sentence arbitrale de 1899 et l’accord de 1905.»
24. Dans les exceptions préliminaires, la conclusion suivante a été présentée au nom du Gouvernement du Venezuela : «Le Venezuela prie la Cour de retenir les exceptions préliminaires d’irrecevabilité de la requête déposée par la République coopérative du Guyana et de mettre fin à la présente instance.»
25. Dans l’exposé écrit sur les exceptions préliminaires, les conclusions suivantes ont été présentées au nom du Gouvernement du Guyana :
«Pour les raisons qui précèdent, le Guyana prie respectueusement la Cour,
1) en application du paragraphe 2 de l’article 79ter du Règlement, de rejeter immédiatement l’exception préliminaire du Venezuela comme étant irrecevable, ou de la rejeter sur le fondement des écritures des Parties, sans que soit nécessaire la tenue d’audiences ; ou, à titre subsidiaire,
2) de programmer des audiences à la date la plus rapprochée possible afin d’éviter de retarder inutilement le prononcé d’un arrêt définitif sur le fond, et de rejeter l’exception préliminaire du Venezuela dès que possible après la clôture des audiences ; et
3) de fixer la date d’expiration du délai dans lequel le Venezuela devra déposer un contre-mémoire sur le fond, lequel délai ne saurait excéder neuf mois à compter de la date de la décision que la Cour rendra sur l’exception préliminaire du Venezuela.»
26. Lors de la procédure orale sur les exceptions préliminaires, les conclusions finales ci-après ont été présentées par les Parties :
Au nom du Gouvernement du Venezuela,
à l’audience du 21 novembre 2022 :
«En l’affaire de la Sentence arbitrale du 3 octobre 1899 (Guyana c. Venezuela), la République bolivarienne du Venezuela prie la Cour, pour les raisons exposées dans ses écritures et ses plaidoiries relatives aux exceptions préliminaires, de dire et juger que les demandes du Guyana sont irrecevables.»
Au nom du Gouvernement du Guyana,
à l’audience du 22 novembre 2022 :
«Conformément à l’article 60 du Règlement de la Cour, et pour les raisons énoncées dans son exposé écrit du 22 juillet 2022 et à l’audience, la République coopérative du Guyana prie respectueusement la Cour :
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a) en application du paragraphe 4 de l’article 79ter du Règlement, de rejeter les exceptions préliminaires du Venezuela comme étant irrecevables, ou de les rejeter sur le fondement des écritures et plaidoiries des Parties ; et
b) de fixer la date d’expiration du délai dans lequel le Venezuela devra déposer un contre-mémoire sur le fond, lequel délai ne saurait excéder neuf mois à compter de la date de la décision que la Cour rendra sur les exceptions préliminaires du Venezuela.»
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27. La Cour relève que le Venezuela, dans les exceptions préliminaires déposées le 7 juin 2022, se réfère au défaut éventuel de qualité pour agir du Guyana, et qu’il fait référence dans ses conclusions finales aux «exceptions préliminaires», au pluriel. La Cour estime toutefois que le Venezuela ne soulève, en substance, qu’une seule exception préliminaire, fondée sur l’argument selon lequel le Royaume-Uni est une tierce partie indispensable sans le consentement de laquelle la Cour ne saurait statuer sur le différend. Elle examinera les arguments des Parties concernant l’exception préliminaire soulevée par le Venezuela sur ce fondement.
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* *
I. CONTEXTE HISTORIQUE ET FACTUEL
28. Situé dans la partie nord-est de l’Amérique du Sud, le Guyana jouxte, à l’ouest, le Venezuela. A l’époque où le différend actuel a pris naissance, le Guyana était encore une colonie britannique connue sous le nom de Guyane britannique. Il a obtenu son indépendance du Royaume-Uni le 26 mai 1966. Le différend entre le Guyana et le Venezuela remonte à une série d’événements qui ont eu lieu dans la seconde moitié du XIXe siècle.
29. La Cour commencera par revenir brièvement sur le contexte historique et factuel de la présente affaire, tel qu’exposé dans son arrêt du 18 décembre 2020 (voir Sentence arbitrale du 3 octobre 1899 (Guyana c. Venezuela), compétence de la Cour, arrêt, C.I.J. Recueil 2020, p. 464-471, par. 29-60).
A. Le traité de Washington de 1897 et la sentence de 1899
30. Au XIXe siècle, le Royaume-Uni et le Venezuela ont tous deux revendiqué le territoire situé entre l’embouchure du fleuve Essequibo, à l’est, et l’Orénoque, à l’ouest.
31. Dans les années 1890, les Etats-Unis d’Amérique ont encouragé les deux parties à soumettre leurs revendications territoriales à un arbitrage. Le 2 février 1897 a été signé, à
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Washington, un traité d’arbitrage dénommé «Traité entre la Grande-Bretagne et les Etats-Unis du Venezuela relatif au règlement de la question de la frontière entre la colonie de la Guyane britannique et les Etats-Unis du Venezuela» (ci-après le «traité de Washington»).
32. Aux termes de son préambule, le traité de Washington avait pour but de «parvenir à un règlement amiable du différend … concernant la frontière». Son article I précisait ce qui suit : «Un tribunal arbitral sera immédiatement constitué aux fins de déterminer le tracé de la ligne frontière entre la colonie de la Guyane britannique et les Etats-Unis du Venezuela.» D’autres dispositions prévoyaient les modalités de l’arbitrage, y compris la constitution du tribunal, le lieu de l’arbitrage ou encore les règles applicables. Enfin, selon l’article XIII du traité de Washington, «[l]es Hautes Parties contractantes s’engag[eai]ent à considérer la sentence du tribunal arbitral comme un règlement complet, parfait et définitif de toutes les questions soumises aux arbitres».
33. Le tribunal arbitral constitué en vertu du traité de Washington a rendu sa sentence le 3 octobre 1899 (ci-après la «sentence de 1899» ou «la sentence»). La sentence de 1899 accordait la totalité de l’embouchure de l’Orénoque, ainsi que les terres situées de part et d’autre de celle-ci, au Venezuela, et attribuait au Royaume-Uni les terres se trouvant à l’est, jusqu’à l’Essequibo. L’année suivante, une commission conjointe anglo-vénézuélienne a été chargée de réaliser la démarcation de la frontière établie par la sentence de 1899. Elle s’est acquittée de cette tâche entre novembre 1900 et juin 1904. Le 10 janvier 1905, à l’issue de la démarcation de la frontière, les commissaires britanniques et vénézuéliens ont établi une carte officielle du tracé de la frontière, et signé un accord reconnaissant, entre autres, l’exactitude des coordonnées des points énumérés.
B. Le rejet de la sentence de 1899 par le Venezuela et la recherche d’un règlement du différend
34. Le 14 février 1962, le Venezuela a fait savoir au Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies, par l’entremise de son représentant permanent, qu’il considérait qu’il existait un différend entre lui et le Royaume-Uni «concernant la démarcation de la frontière entre le Venezuela et la Guyane britannique». Dans sa lettre adressée au Secrétaire général, le Venezuela déclarait ce qui suit :
«La sentence a été le fruit d’une transaction politique conclue dans le dos du Venezuela et sacrifiant ses droits légitimes. La frontière a été démarquée de façon arbitraire, sans tenir compte des règles spécifiques établies par l’accord d’arbitrage ni des principes pertinents du droit international.
Le Venezuela ne saurait reconnaître une sentence rendue dans de telles conditions.»
Lors d’une allocution prononcée quelques jours plus tard, le 22 février 1962, devant la Quatrième Commission de l’Assemblée générale des Nations Unies, le Venezuela a réitéré sa position.
35. Le Gouvernement du Royaume-Uni, quant à lui, a déclaré, le 13 novembre 1962, devant la Quatrième Commission, que «la frontière occidentale de la Guyane britannique et du Venezuela a[vait] fait l’objet d’un règlement définitif par la sentence que le tribunal d’arbitrage a[vait] rendue le 3 octobre 1899», et qu’il ne pouvait «accepter aucune discussion sur une question que la sentence a[vait] réglée». Le Royaume-Uni a également indiqué être disposé à discuter avec le Venezuela, par la voie diplomatique, des modalités d’un examen tripartite de la documentation concernant la sentence de 1899.
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36. Le 16 novembre 1962, avec l’assentiment des représentants du Royaume-Uni et du Venezuela, le président de la Quatrième Commission a annoncé que les gouvernements des deux Etats (celui du Royaume-Uni agissant avec le plein accord de celui de la Guyane britannique) s’engageraient dans l’examen de la «documentation» se rapportant à la sentence de 1899 (ci-après l’«examen tripartite»). Des experts nommés par le Venezuela et un expert nommé par le Royaume-Uni, qui agissait également pour le compte de la Guyane britannique à la demande de cette dernière, ont ainsi examiné les archives du Royaume-Uni à Londres et celles du Venezuela à Caracas, à la recherche de preuves relatives à la position du Venezuela selon laquelle la sentence de 1899 était nulle.
37. L’examen tripartite a duré de 1963 à 1965. Il s’est achevé le 3 août 1965 avec l’échange des rapports d’expertise. Alors que les experts du Venezuela continuaient de considérer que la sentence était nulle et non avenue, celui du Royaume-Uni estimait qu’il n’existait aucune preuve à l’appui de cette position.
38. Les 9 et 10 décembre 1965, les ministres des affaires étrangères du Royaume-Uni et du Venezuela ainsi que le nouveau premier ministre de la Guyane britannique se sont réunis à Londres afin de discuter d’un règlement du différend. Cependant, à l’issue de la conférence, les parties ont chacune maintenu leur position sur la question. Le représentant vénézuélien affirma que toute proposition «qui ne reconnaît[rait] pas que le Venezuela s’éten[dait] jusqu’au fleuve Essequibo serait inacceptable», tandis que le représentant de la Guyane britannique rejeta toute proposition qui «s’intéresse[rait] aux questions de fond».
C. La signature de l’accord de Genève
39. Après l’échec des discussions tenues à Londres, les trois délégations sont convenues de se réunir de nouveau à Genève en février 1966. Au terme de deux jours de négociations, elles sont parvenues le 17 février 1966 à la signature de l’accord de Genève, dont les textes anglais et espagnol font foi. Conformément à son article VII, l’accord de Genève est entré en vigueur le jour même de sa signature.
40. L’accord de Genève a été approuvé par le Congrès national du Venezuela le 13 avril 1966. Il a été publié au Royaume-Uni sous forme de livre blanc, c’est-à-dire comme un document d’orientation politique présenté par le Gouvernement, et entériné par l’Assemblée de la Guyane britannique. Il a été officiellement transmis au Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies le 2 mai 1966 et enregistré auprès du Secrétariat de l’Organisation des Nations Unies le 5 mai 1966 (Nations Unies, Recueil des traités, vol. 561, no 8192, p. 322).
41. Le 26 mai 1966, ayant accédé à l’indépendance, le Guyana est devenu partie à l’accord de Genève, aux côtés du Gouvernement du Royaume-Uni et du Gouvernement du Venezuela, conformément aux dispositions de l’article VIII dudit accord.
42. L’accord de Genève prévoit en premier lieu la constitution d’une commission mixte, composée de représentants nommés par le Gouvernement de la Guyane britannique et le Gouvernement du Venezuela, pour tenter de régler le différend entre les parties (art. I et II). L’article I se lit comme suit :
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«Il sera institué une commission mixte chargée de rechercher des solutions satisfaisantes pour le règlement pratique du différend survenu entre le Venezuela et le Royaume-Uni du fait de la position du Venezuela, qui soutient que la sentence arbitrale de 1899 relative à la frontière entre la Guyane britannique et le Venezuela est nulle et non avenue.»
Le paragraphe 1 de l’article IV dispose en outre que, en cas d’échec de cette commission, les Gouvernements du Guyana et du Venezuela devront choisir l’un des moyens de règlement pacifique énoncés à l’article 33 de la Charte des Nations Unies. Conformément au paragraphe 2 de l’article IV, en cas de désaccord entre ces gouvernements, le choix du moyen de règlement devra être fait par un organisme international compétent sur lequel ceux-ci se mettront d’accord, ou, à défaut, par le Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies.
43. Le 4 avril 1966, par lettres adressées aux ministres des affaires étrangères du Royaume-Uni et du Venezuela, le Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies, U Thant, accusait bonne réception de l’accord de Genève et précisait ce qui suit :
«J’ai pris note des responsabilités que le Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies pourrait être appelé à assumer au titre du paragraphe 2 de l’article IV de l’accord et je souhaite vous informer que je considère celles-ci comme étant de nature à pouvoir être assumées de manière appropriée par le Secrétaire général.»
D. La mise en oeuvre de l’accord de Genève
44. La commission mixte a été établie en 1966, en application des articles I et II de l’accord de Genève, et a atteint le terme de son mandat en 1970 sans être parvenue à une solution.
45. Aucune solution n’ayant été trouvée dans le cadre de la commission mixte, il revenait au Venezuela et au Guyana, en application de l’article IV de l’accord de Genève, de choisir l’un des moyens de règlement pacifique énoncés à l’article 33 de la Charte des Nations Unies. Conformément à un moratoire sur le processus de règlement du différend, énoncé dans un protocole à l’accord de Genève signé le 18 juin 1970 (ci-après le «protocole de Port of Spain» ou le «protocole»), l’application de l’article IV de l’accord de Genève a été suspendue pendant une période de 12 ans.
En décembre 1981, le Venezuela a fait part de son intention de dénoncer le protocole de Port of
Spain. En conséquence, l’article IV de l’accord de Genève a recommencé à s’appliquer dès le 18 juin
1982, conformément au paragraphe 3 de l’article V du protocole.
46. En application du paragraphe 1 de l’article IV de l’accord de Genève, les Parties ont tenté de se mettre d’accord sur le choix d’un des moyens de règlement pacifique énoncés à l’article 33 de la Charte des Nations Unies. Elles n’y sont cependant pas parvenues dans le délai de trois mois prescrit par le paragraphe 2 de ce même article. Elles ne sont pas non plus parvenues à s’entendre sur la désignation d’un organisme international compétent chargé de choisir le moyen de règlement, comme le prévoyait le paragraphe 2 de l’article IV de l’accord de Genève.
47. En conséquence, les Parties sont passées à l’étape suivante, s’en remettant au Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies quant au choix du moyen de règlement. Après avoir été saisi par les Parties, le Secrétaire général, M. Javier Pérez de Cuéllar, a, par une lettre du 31 mars 1983, accepté de s’acquitter de la responsabilité dont il était investi conformément au paragraphe 2 de l’article IV de l’accord de Genève. Le Secrétaire général a choisi, au début de l’année 1990, la procédure des bons offices comme moyen de règlement approprié.
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48. Entre 1990 et 2014, la procédure des bons offices a été dirigée par les trois représentants personnels suivants, nommés par les Secrétaires généraux successifs : M. Alister McIntyre (1990-1999), M. Oliver Jackman (1999-2007) et M. Norman Girvan (2010-2014).
49. En septembre 2015, au cours de la soixante-dixième session de l’Assemblée générale des Nations Unies, le Secrétaire général, M. Ban Ki-moon, a organisé une rencontre avec les chefs d’Etat du Guyana et du Venezuela. Par la suite, le 12 novembre 2015, le Secrétaire général a établi un document relatif à «la marche à suivre» («The Way Forward»), dans lequel il informait les Parties que, «[à] supposer qu’aucune solution pratique au différend ne [fût] trouvée avant la fin de son mandat, [il avait] l’intention d’engager le processus d’obtention d’une décision finale et contraignante de la Cour internationale de Justice».
50. Dans sa déclaration du 16 décembre 2016, le Secrétaire général a indiqué avoir décidé de poursuivre la procédure des bons offices pendant une année supplémentaire, sous la conduite d’un nouveau représentant personnel doté d’un mandat renforcé de médiation.
51. Après avoir pris ses fonctions le 1er janvier 2017, le nouveau Secrétaire général, M. António Guterres, a, conformément à la décision de son prédécesseur, reconduit la procédure des bons offices pour une dernière année. Dans ce cadre, il a nommé M. Dag Nylander, le 23 février 2017, comme son représentant personnel et lui a confié un mandat renforcé de médiation. Celui-ci a tenu plusieurs réunions et eu nombre d’échanges avec les Parties. Dans des lettres du 30 janvier 2018 adressées à chacune d’elles, le Secrétaire général a indiqué avoir «soigneusement analysé l’évolution de la procédure des bons offices au cours de l’année 2017» et a annoncé ce qui suit :
«En conséquence, je me suis acquitté de la responsabilité qui m’incombait dans ledit cadre et, aucun progrès significatif n’ayant été réalisé en vue d’un accord complet sur le règlement du différend, j’ai retenu la Cour internationale de Justice comme prochain moyen d’atteindre cet objectif.»
52. Le 29 mars 2018, le Guyana a déposé sa requête au Greffe de la Cour.
II. RECEVABILITÉ DE L’EXCEPTION PRÉLIMINAIRE SOULEVÉE PAR LE VENEZUELA
53. Le Guyana affirme que l’exception préliminaire du Venezuela porte sur l’exercice de la compétence de la Cour et doit être rejetée comme étant irrecevable au motif qu’elle concerne intrinsèquement la compétence et n’est pas une exception d’irrecevabilité. Il fait valoir que la Cour, par son ordonnance du 19 juin 2018, dans laquelle elle a décidé que les pièces de la procédure écrite devraient d’abord porter sur la question de sa compétence, a demandé aux Parties de présenter «tous les moyens de fait et de droit sur lesquels [celles-ci] se fondent en ce qui concerne sa compétence». De l’avis du demandeur, l’expression «en ce qui concerne sa compétence» recouvre non seulement l’existence, mais également l’exercice de cette compétence.
54. Le Guyana soutient que la «question de la compétence de la Cour» au sens de l’ordonnance du 19 juin 2018 englobe nécessairement celle du consentement du Royaume-Uni à la compétence de la Cour pour régler le différend concernant la validité de la sentence. Cette question est, selon lui, au coeur de l’exception préliminaire du Venezuela fondée sur l’arrêt rendu par la Cour en l’affaire de l’Or monétaire pris à Rome en 1943 (Italie c. France, Royaume–Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord et Etats-Unis d’Amérique) et sa jurisprudence ultérieure.
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55. Le Guyana avance que, conformément à l’article 79bis du Règlement de la Cour, le Venezuela n’est plus en mesure de soulever une exception préliminaire qui concerne, en substance, des questions de compétence que la Cour a examinées d’office et sur lesquelles elle s’est prononcée dans un arrêt obligatoire. Il découle, selon lui, de l’arrêt de 2020, par lequel la Cour a décidé qu’elle avait compétence à l’égard de certaines des demandes du Guyana, que celle-ci ne pourrait connaître de l’exception préliminaire du Venezuela sans violer le principe de l’autorité de la chose jugée.
56. Le Guyana allègue que le Venezuela est, en tout état de cause, forclos à soulever son exception préliminaire car il aurait pu et dû la soulever dans le délai prévu par l’ordonnance de la Cour du 19 juin 2018.
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57. Le Venezuela soutient que son exception préliminaire est recevable. Il admet l’effet de chose jugée de l’arrêt qu’a rendu la Cour en 2020, mais affirme que son exception préliminaire concerne l’exercice de la compétence et qu’il s’agit donc d’une exception d’irrecevabilité de la requête, et non d’incompétence de la Cour.
58. Le Venezuela fait valoir que la Cour, dans son arrêt de 2020, ne s’est prononcée que sur des questions de compétence et n’a nullement tranché, que ce soit explicitement ou implicitement, celles relatives à la recevabilité. En conséquence, l’arrêt de 2020 n’a pas, de son point de vue, pour effet de rendre irrecevable son exception préliminaire.
59. Le Venezuela avance en outre qu’il n’est pas forclos à soulever son exception préliminaire, puisque les délais fixés par la Cour dans son ordonnance du 19 juin 2018 concernaient uniquement le dépôt de pièces de procédure portant sur la question de la compétence de la Cour, ce qui renvoie, selon lui, à l’existence de cette compétence, et non à son exercice, et qu’il est donc resté en droit de soulever toute exception préliminaire d’irrecevabilité dans les délais prévus au paragraphe 1 de l’article 79bis du Règlement de la Cour.
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60. La Cour rappelle qu’elle a, à plusieurs reprises, examiné si un Etat qui n’est pas partie à la procédure devant elle devait être considéré comme une tierce partie indispensable sans le consentement de laquelle elle ne pouvait statuer.
61. Dans le dispositif de l’arrêt qu’elle a rendu en l’affaire de l’Or monétaire pris à Rome en 1943 (Italie c. France, Royaume–Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord et Etats-Unis d’Amérique), la Cour a dit
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«que la compétence à elle conférée par le commun accord de la France, du Royaume-Uni, des Etats-Unis d’Amérique et de l’Italie ne l’autoris[ait] pas, en l’absence du consentement de l’Albanie, à statuer sur la première conclusion de la requête du Gouvernement italien» (question préliminaire, arrêt, C.I.J. Recueil 1954, p. 34).
62. De même, en l’affaire relative au Timor oriental (Portugal c. Australie), la Cour a conclu
«qu’elle ne saurait, en l’espèce, exercer la compétence qu’elle t[enai]t des déclarations faites par les Parties conformément au paragraphe 2 de l’article 36 de son Statut car, pour se prononcer sur les demandes du Portugal, elle devrait statuer à titre préalable sur la licéité du comportement de l’Indonésie en l’absence du consentement de cet Etat» (arrêt, C.I.J. Recueil 1995, p. 105, par. 35).
63. Lorsqu’elle a rejeté une exception tirée de ce qu’un Etat tiers était une partie indispensable sans le consentement de laquelle elle ne pouvait statuer dans une affaire donnée, la Cour s’est fondée sur la prémisse selon laquelle l’exception portait sur l’exercice de sa compétence et non l’existence de celle-ci (voir notamment Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie), arrêt, C.I.J. Recueil 2015 (I), p. 57, par. 116 ; Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. Etats-Unis d’Amérique), compétence et recevabilité, arrêt, C.I.J. Recueil 1984, p. 431, par. 88). La Cour a ainsi conclu, en l’affaire de Certaines terres à phosphates à Nauru (Nauru c. Australie), qu’«[elle] ne p[ouvai]t refuser d’exercer sa juridiction» sur le fondement du principe dit de «l’Or monétaire» (ci-après le «principe de l’Or monétaire») (exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1992, p. 262, par. 55).
64. La jurisprudence citée ci-dessus repose donc sur une distinction entre deux notions différentes : d’une part, l’existence de la compétence de la Cour et, de l’autre, l’exercice de cette compétence, lorsqu’elle est établie. Seule une exception relative à l’existence de la compétence peut être qualifiée d’exception d’incompétence. La Cour conclut que l’exception du Venezuela fondée sur le principe de l’Or monétaire porte sur l’exercice de sa compétence et ne constitue donc pas une exception d’incompétence.
65. La Cour en vient maintenant au principe de l’autorité de la chose jugée, qui est reflété aux articles 59 et 60 de son Statut. Ainsi qu’elle l’a déjà souligné, ce principe «consacre le caractère définitif de la décision adoptée dans une affaire déterminée» (Question de la délimitation du plateau continental entre le Nicaragua et la Colombie au-delà de 200 milles marins de la côte nicaraguayenne (Nicaragua c. Colombie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2016 (I), p. 125, par. 58).
66. L’autorité de la chose jugée s’attache non seulement à un arrêt portant sur le fond, mais également à un arrêt dans lequel la Cour se prononce sur sa compétence, tel que celui qu’elle a rendu en 2020 (voir Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 91, par. 117).
67. Plus particulièrement, le dispositif des arrêts de la Cour est revêtu de l’autorité de la chose jugée (ibid., p. 94, par. 123). Afin de préciser ce qui a été tranché avec l’autorité de la chose jugée, «il faut encore déterminer le contenu de la décision dont il convient de garantir le caractère définitif», et «il peut s’avérer nécessaire de déterminer le sens du dispositif par référence aux motifs de l’arrêt
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en question» (Question de la délimitation du plateau continental entre le Nicaragua et la Colombie au-delà de 200 milles marins de la côte nicaraguayenne (Nicaragua c. Colombie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2016 (I), p. 126, par. 59 et 61 ; voir aussi Délimitation maritime dans la mer des Caraïbes et l’océan Pacifique (Costa Rica c. Nicaragua) et Frontière terrestre dans la partie septentrionale d’Isla Portillos (Costa Rica c. Nicaragua), arrêt, C.I.J. Recueil 2018 (I), p. 166, par. 68). Si un point «n’a en fait pas été tranché, ni expressément ni par implication logique, l’arrêt n’a pas force de chose jugée sur celui-ci» (Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 95, par. 126).
68. Dans le dispositif de son arrêt de 2020, la Cour a dit
«1) qu’elle a[vait] compétence pour connaître de la requête déposée par la République coopérative du Guyana le 29 mars 2018 dans la mesure où elle se rapporte à la validité de la sentence arbitrale du 3 octobre 1899 et à la question connexe du règlement définitif du différend concernant la frontière terrestre entre la République coopérative du Guyana et la République bolivarienne du Venezuela ; [et]
2) qu’elle n’a[vait] pas compétence pour connaître des demandes de la République coopérative du Guyana qui sont fondées sur des faits survenus après la signature de l’accord de Genève» (Sentence arbitrale du 3 octobre 1899 (Guyana c. Venezuela), compétence de la Cour, arrêt, C.I.J. Recueil 2020, p. 493, par. 138).
69. Le dispositif de l’arrêt de 2020 ainsi que les motifs qui le sous-tendent portent exclusivement sur des questions relatives à l’existence de la compétence de la Cour. En outre, cet arrêt ne traite pas, même implicitement, de la question de l’exercice par la Cour de sa compétence. En particulier, la question de savoir si le Royaume-Uni est une tierce partie indispensable sans le consentement de laquelle la Cour ne saurait exercer sa compétence n’a pas été tranchée par implication logique dans l’arrêt de 2020.
70. Il s’ensuit que l’autorité de la chose jugée dont est revêtu l’arrêt de 2020 ne couvre que la question de l’existence de la compétence de la Cour et ne fait pas obstacle à la recevabilité de l’exception préliminaire du Venezuela.
71. La Cour note en outre que, en utilisant, dans l’ordonnance du 19 juin 2018, les expressions «en ce qui concerne sa compétence» et «la question de la compétence de la Cour», elle se référait uniquement à l’existence de la compétence, et non à son exercice. Ainsi que cela est rappelé dans l’ordonnance, lors de la réunion que le président de la Cour a tenue avec les représentants des Parties le 18 juin 2018, le Venezuela a seulement indiqué qu’il contestait la compétence de la Cour.
72. S’agissant de l’argument du Guyana selon lequel le Venezuela serait forclos à soulever son exception préliminaire, la Cour rappelle que, dans son ordonnance du 19 juin 2018, elle a estimé qu’«il [lui] éch[oyai]t … d’être informée de tous les moyens de fait et de droit sur lesquels les Parties se fondent en ce qui concerne sa compétence» (Sentence arbitrale du 3 octobre 1899 (Guyana c. Venezuela), ordonnance du 19 juin 2018, C.I.J. Recueil 2018 (I), p. 403). En conséquence, la Cour a décidé que «les pièces de la procédure écrite porter[aie]nt d’abord sur la question de [s]a compétence», et a fixé les dates d’expiration des délais pour le dépôt de pièces concernant cette question (ibid.). La Cour rappelle encore qu’elle a, en d’autres occasions, expressément enjoint aux parties de faire porter leurs écritures tant sur les questions de compétence que sur celles relatives à
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la recevabilité (voir, par exemple, Transfert de l’ambassade des Etats-Unis à Jérusalem (Palestine c. Etats-Unis d’Amérique), ordonnance du 15 novembre 2018, C.I.J. Recueil 2018 (II), p. 710). Les délais fixés dans l’ordonnance du 19 juin 2018 concernaient donc uniquement les écritures ayant trait à la question de l’existence de la compétence de la Cour.
73. La Cour ayant jugé ci-dessus que l’exception préliminaire du Venezuela n’est pas une exception d’incompétence, les délais fixés dans l’ordonnance du 19 juin 2018 ne s’appliquaient pas aux pièces se rapportant à cette exception. Le Venezuela restait donc en droit de soulever celle-ci dans le délai prévu au paragraphe 1 de l’article 79bis du Règlement de la Cour.
74. Pour ces motifs, la Cour conclut que l’exception préliminaire du Venezuela est recevable. La Cour procèdera maintenant à l’examen de cette exception préliminaire.
III. EXAMEN DE L’EXCEPTION PRÉLIMINAIRE SOULEVÉE PAR LE VENEZUELA
75. Par son exception préliminaire, le Venezuela soutient que le Royaume-Uni est une tierce partie indispensable en la présente espèce, et que la Cour ne peut, en l’absence de cet Etat, se prononcer sur la question de la validité de la sentence de 1899. Le défendeur argue que, si elle devait rendre un arrêt sur le fond en la présente affaire, la Cour serait nécessairement amenée à apprécier à titre préalable la licéité de certains «comportements frauduleux» imputables, selon lui, au Royaume-Uni, qui concernent la sentence de 1899. Il expose que, étant donné que le Royaume-Uni était partie au traité de Washington et à l’arbitrage ayant abouti à la sentence de 1899, et qu’il est partie à l’accord de Genève, l’appréciation du comportement frauduleux allégué nécessiterait d’examiner les «engagements et responsabilités» de cet Etat.
76. Le Venezuela soutient que c’est sous l’effet de la contrainte et de la tromperie du Royaume-Uni qu’il a conclu le traité de Washington. Il allègue en outre que, au cours de la procédure arbitrale, certains échanges indus ont eu lieu entre les conseils du Royaume-Uni et les arbitres que celui-ci avait désignés, et que le Royaume-Uni a sciemment produit des cartes «trafiquées» et «falsifiées» devant le tribunal arbitral, ce qui, de son point de vue, rend la sentence de 1899 «nulle et non avenue». Selon le Venezuela, chacun de ces faits, pris isolément, entraîne la nullité de la sentence de 1899 et engage la responsabilité internationale du Royaume-Uni. Le Venezuela avance que la participation du Royaume-Uni à l’instance est requise pour que ses droits en l’espèce soient «dûment protégés», et que, de surcroît, il n’est pas en mesure de contester les droits et obligations découlant du comportement d’un Etat qui est absent de la présente procédure et ne peut être contraint par la Cour d’y participer.
77. S’appuyant notamment sur la jurisprudence de la Cour dans les affaires de l’Or monétaire pris à Rome en 1943 (Italie c. France, Royaume–Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord et Etats-Unis d’Amérique), du Timor oriental (Portugal c. Australie) et de Certaines terres à phosphates à Nauru (Nauru c. Australie), le Venezuela affirme qu’une requête est irrecevable dès lors que les intérêts juridiques d’un Etat tiers sont susceptibles de constituer l’objet même de la décision sollicitée et que cet Etat n’a pas consenti au règlement du différend par la Cour. Le défendeur soutient que les engagements et responsabilités du Royaume-Uni constitueraient l’«objet même» et l’«essence même» de la décision à rendre en la présente affaire étant donné que la nullité de la sentence de 1899 découle du comportement frauduleux adopté, selon lui, par ce dernier en ce qui concerne l’arbitrage ayant abouti à la sentence. Il prétend, à cet égard, que le Royaume-Uni n’a pas transféré au Guyana ses engagements et obligations concernant la sentence de 1899.
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78. Le Venezuela ajoute que, si la Cour reconnaissait que la responsabilité du Royaume-Uni est engagée à raison d’un comportement frauduleux, il en résulterait non seulement, comme l’affirme le Guyana, que la sentence de 1899 cesserait de produire ses effets, mais également que le Venezuela serait en droit de se prévaloir des conséquences de la nullité d’un traité, telles qu’énoncées à l’article 69 de la convention de Vienne sur le droit des traités (ci-après la «convention de Vienne»).
79. Selon le Venezuela, l’accord de Genève n’a pas pour effet de faire du Guyana un Etat successeur pour ce qui est de l’ensemble des droits et obligations se rapportant au différend entre lui et le Royaume-Uni. Le défendeur souligne que l’article VIII de cet instrument prévoyait que, à son accession à l’indépendance, le Guyana deviendrait partie à l’accord, non pas en lieu et place du Royaume-Uni, mais à côté de celui-ci. Il en déduit que «[l]’accord n’exonère pas le Royaume-Uni de ses obligations et responsabilités … [et que] [celui-ci] reste donc partie active du présent différend … [précisant que] la position de cet Etat n’a pas changé dans les années qui ont suivi l’accord».
80. Le Venezuela argue que ni la qualité de partie à l’accord de Genève du Royaume-Uni ni un quelconque comportement adopté par cet Etat après la conclusion de l’accord ne saurait valoir consentement de sa part au règlement judiciaire par la Cour. Il ajoute que, à supposer même que le Royaume-Uni ait donné pareil consentement, la Cour ne pourrait se prononcer sur les droits et obligations de cet Etat que s’il acceptait sa compétence et devenait partie à l’instance.
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81. Le Guyana avance que la Cour devrait rejeter l’exception préliminaire du Venezuela selon laquelle le Royaume-Uni est, en la présente instance, une tierce partie indispensable en l’absence de laquelle la Cour ne peut statuer sur la question de la validité de la sentence de 1899. Il soutient que cet Etat n’a pas d’intérêt juridique susceptible d’être touché par la décision de la Cour sur la validité de la sentence de 1899, et a fortiori pas d’intérêt susceptible de «constitu[er] l’objet même» de la décision. Selon le demandeur, le Royaume-Uni n’a aujourd’hui aucun intérêt juridique ni aucune prétention à l’égard du territoire en question, puisqu’il a renoncé à toute revendication territoriale liée au présent différend lorsqu’il a, en 1966, accordé l’indépendance au Guyana. En conséquence, étant donné que le présent différend concerne des revendications sur un territoire en litige entre le Guyana et le Venezuela, le Royaume-Uni n’a pas d’intérêt juridique susceptible de constituer l’objet même du différend, et rien ne fonde la Cour à refuser d’exercer sa compétence à raison de l’absence de cet Etat.
82. Pour appuyer sa thèse selon laquelle le Royaume-Uni n’est pas une tierce partie indispensable en la présente espèce, le Guyana fait valoir que ce n’est pas la licéité d’un quelconque comportement du Royaume-Uni, mais celle du comportement du tribunal arbitral que la Cour serait amenée à apprécier pour statuer sur la validité de la sentence de 1899. Il avance que, le comportement à examiner en la présente espèce n’étant pas celui du Royaume-Uni, mais celui des arbitres, une décision de la Cour reconnaissant un comportement illicite de la part de ces derniers, quand bien même elle pourrait requérir des constatations factuelles concernant des faits imputables au Royaume-Uni, n’exigerait nullement que soit énoncée la moindre conclusion juridique s’agissant de la responsabilité de cet Etat.
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83. Le Guyana affirme en outre que le Royaume-Uni a, en participant aux négociations relatives à l’accord de Genève et en devenant partie à cet instrument, consenti à ce que la Cour exerce sa compétence en la présente espèce. Il soutient que le Royaume-Uni a donné son consentement au règlement par la Cour du différend entre le Guyana et le Venezuela, en application du paragraphe 1 de l’article IV de l’accord de Genève (dont le texte est reproduit au paragraphe 92 ci-après), qui a accordé au Guyana et au Venezuela le droit exclusif de soumettre le différend à la Cour, sans aucune intervention de la part du Royaume-Uni. Selon le Guyana, le Royaume-Uni a donné son consentement en sachant fort bien que tout règlement du différend donnerait lieu à l’examen des accusations du Venezuela à son encontre concernant des actes fautifs qu’il aurait commis au XIXe siècle.
84. Le Guyana ajoute qu’il importe peu que l’effet de l’accord de Genève soit «qualifié d’expression du consentement [du Royaume-Uni] à ce que la procédure soit mise en oeuvre sans sa participation ou de renonciation [de sa part] aux droits auxquels il pourrait normalement prétendre dans ce cadre, notamment dans les procédures judiciaires». Selon lui, l’existence d’un consentement du Royaume-Uni rend inapplicable l’exception tirée de l’arrêt que la Cour a rendu en l’affaire de l’Or monétaire pris à Rome en 1943 et de sa jurisprudence ultérieure.
85. Enfin, le Guyana cite certaines déclarations, faites conjointement dans des enceintes multilatérales, par lesquelles le Royaume-Uni et d’autres Etats ont salué l’arrêt de 2020 de la Cour et exprimé leur soutien en faveur du règlement judiciaire dont le différend entre le Guyana et le Venezuela est actuellement l’objet. Selon le demandeur, ces déclarations démontrent que le Royaume-Uni estime lui-même ne posséder aucun intérêt juridique susceptible d’être touché par un arrêt sur le fond en la présente espèce. A cet égard, le Guyana se réfère également au comportement par ailleurs adopté, depuis son accession à l’indépendance, par le Royaume-Uni. Il ajoute que le comportement du Venezuela lui-même durant cette même période vient contredire toute allégation voulant que le Royaume-Uni possède un quelconque intérêt juridique à l’égard de la question de la validité de la sentence de 1899.
* *
86. La Cour rappelle que le Venezuela, invoquant le principe de l’Or monétaire, soutient que les intérêts juridiques du Royaume-Uni constitueraient l’objet même d’une décision de la Cour en la présente instance. Elle relève cependant que les deux Parties à l’instance ainsi que le Royaume-Uni sont parties à l’accord de Genève, sur lequel est fondée sa compétence. Il y a donc lieu pour la Cour d’examiner les implications juridiques de la qualité de partie à l’accord de Genève du Royaume-Uni, ce qui appelle une interprétation des dispositions pertinentes de cet instrument.
87. Pour interpréter l’accord de Genève, la Cour appliquera les règles d’interprétation des traités énoncées aux articles 31 à 33 de la convention de Vienne (Question de la délimitation du plateau continental entre le Nicaragua et la Colombie au-delà de 200 milles marins de la côte nicaraguayenne (Nicaragua c. Colombie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2016 (I), p. 116, par. 33). Bien que cette convention ne soit pas en vigueur entre les Parties et que, en tout état de cause, elle ne soit pas applicable aux instruments conclus avant son entrée en vigueur, tels que l’accord de Genève, il est constant que ces articles reflètent des règles de droit international coutumier (ibid.).
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88. Conformément à la règle d’interprétation consacrée au paragraphe 1 de l’article 31 de la convention de Vienne, un traité doit être interprété de bonne foi suivant le sens ordinaire à attribuer à ses termes dans leur contexte et à la lumière de son objet et de son but. Ces éléments d’interprétation doivent être considérés comme un tout (Délimitation maritime dans l’océan Indien (Somalie c. Kenya), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2017, p. 29, par. 64).
89. La Cour note que l’attention particulière accordée par les parties à l’accession de la Guyane britannique à l’indépendance constitue un élément important du contexte aux fins de l’interprétation de l’article IV de l’accord. En effet, il est dit clairement dans le préambule de l’accord que le Royaume-Uni a participé à l’élaboration de l’instrument en consultation avec le Gouvernement de la Guyane britannique. Il est également précisé dans le préambule que les parties ont, dans le cadre de cette élaboration, tenu compte du fait «que la Guyane britannique [allait] bientôt accéder à l’indépendance». La Cour observe en outre que les renvois au Guyana, aux paragraphes 1 et 2 de l’article IV, présupposent l’accession de la Guyane britannique à l’indépendance. Cette indépendance a été obtenue le 26 mai 1966, soit environ trois mois après la conclusion de l’accord ; le Guyana est, à cette date, devenu partie à l’accord de Genève, conformément à l’article VIII de celui-ci.
90. Les articles I et II de l’accord de Genève portent sur l’étape initiale du processus de règlement du différend entre les Parties et définissent le rôle du Venezuela et de la Guyane britannique dans ce processus. L’article I se lit comme suit :
«Il sera institué une commission mixte chargée de rechercher des solutions satisfaisantes pour le règlement pratique du différend survenu entre le Venezuela et le Royaume-Uni du fait de la position du Venezuela, qui soutient que la sentence arbitrale de 1899 relative à la frontière entre la Guyane britannique et le Venezuela est nulle et non avenue.»
Le paragraphe 1 de l’article II dispose ensuite que,
«[d]ans les deux mois qui suivront l’entrée en vigueur du présent Accord, le Gouvernement de la Guyane britannique et le Gouvernement vénézuélien nommeront chacun deux représentants auprès de la Commission mixte».
91. La Cour observe que, si, à l’article I de l’accord, le différend est présenté comme existant entre le Royaume-Uni et le Venezuela, l’article II n’attribue toutefois au Royaume-Uni aucun rôle à jouer à la première étape du processus de règlement de celui-ci, confiant à la Guyane britannique et au Venezuela la responsabilité de désigner les représentants auprès de la commission mixte. La Cour note que la mention de la «Guyane britannique» contenue à l’article II, qui se distingue de celles du «Royaume-Uni» figurant dans d’autres dispositions, et en particulier à l’article I, corrobore l’interprétation selon laquelle il était entendu entre les parties à l’accord de Genève que le Venezuela et la Guyane britannique se verraient confier l’exclusivité du règlement du différend par le mécanisme de la commission mixte. Il convient de souligner que telle était la position commune des parties, alors même que la Guyane britannique était une colonie n’ayant alors pas accédé à l’indépendance, et qu’elle n’était pas encore partie à l’instrument.
92. La Cour relève que ni le paragraphe 1 ni le paragraphe 2 de l’article IV de l’accord de Genève ne mentionnent le Royaume-Uni. Ces dispositions se lisent comme suit :
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«1) Si, dans les quatre ans qui suivront la date du présent Accord, la Commission mixte n’est pas arrivée à un accord complet sur la solution du différend, elle en référera, dans son rapport final, au Gouvernement guyanais et au Gouvernement vénézuélien pour toutes les questions en suspens. Ces Gouvernements choisiront sans retard un des moyens de règlement pacifique énoncés à l’Article 33 de la Charte des Nations Unies.
2) Si, trois mois au plus tard après avoir reçu le rapport final, le Gouvernement guyanais et le Gouvernement vénézuélien ne sont pas parvenus à un accord sur le choix d’un des moyens de règlement prévus à l’Article 33 de la Charte des Nations Unies, ils s’en remettront, pour ce choix, à un organisme international compétent sur lequel ils se mettront d’accord, ou, s’ils n’arrivent pas à s’entendre sur ce point, au Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies. Si les moyens ainsi choisis ne mènent pas à une solution du différend, ledit organisme ou, le cas échéant, le Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies, choisira un autre des moyens stipulés à 1’Article 33 de la Charte des Nations Unies, et ainsi de suite, jusqu’à ce que le différend ait été résolu ou jusqu’à ce que tous les moyens de règlement pacifique envisagés dans la Charte aient été épuisés.»
93. Les paragraphes 1 et 2 de l’article IV, qui exposent les étapes finales du processus de règlement du différend, renvoient exclusivement «au Gouvernement guyanais et au Gouvernement vénézuélien», auxquels est confiée la responsabilité de choisir l’un des moyens de règlement pacifique énoncés à l’article 33 de la Charte des Nations Unies ou, à défaut d’accord entre eux, de s’en remettre pour ce choix à un organisme international compétent sur lequel ils se mettront d’accord. A défaut d’accord sur ce point, les Parties soumettraient la question au Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies, qui choisirait l’un des moyens de règlement prévus à l’article 33 de la Charte des Nations Unies.
94. La Cour est d’avis que la présente analyse des articles pertinents de l’accord de Genève, et notamment des dispositions précises de l’article IV, révèle l’importance que les parties à l’accord attachaient à ce qu’un règlement final fût apporté au différend. A cet égard, elle rappelle qu’elle a, dans son arrêt de 2020, déterminé que l’objet et le but de l’accord consistaient à garantir le règlement définitif du différend entre les Parties (C.I.J. Recueil 2020, p. 476, par. 73).
95. Interprétant les paragraphes 1 et 2 de l’article IV suivant le sens ordinaire à attribuer à leurs termes dans leur contexte et à la lumière de l’objet et du but de l’accord, la Cour conclut que l’accord de Genève confie des rôles particuliers au Guyana et au Venezuela et que ses dispositions, notamment l’article VIII, n’en attribuent aucun au Royaume-Uni dans le choix d’un moyen de règlement du différend conformément à l’article IV, non plus que dans le règlement proprement dit.
96. En conséquence, la Cour estime que le mécanisme établi par les articles II et IV de l’accord de Genève reflète la position partagée par toutes les parties à cet instrument, selon laquelle le différend qui existait entre le Royaume-Uni et le Venezuela le 17 février 1966 serait réglé par le Guyana et le Venezuela au moyen de l’une des procédures envisagées dans l’accord.
97. La Cour relève en outre qu’au moment où le Royaume-Uni a accepté, par l’accord de Genève, le mécanisme prévoyant un règlement du différend entre le Guyana et le Venezuela sans sa
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participation, il savait que ce règlement pourrait impliquer l’examen de certaines allégations du Venezuela concernant des comportements fautifs imputés aux autorités britanniques à l’époque de l’arbitrage litigieux.
98. A cet égard, la Cour rappelle que, le 14 février 1962, le Venezuela a, par l’entremise de son représentant permanent auprès de l’Organisation des Nations Unies, informé le Secrétaire général qu’il considérait qu’un différend existait entre lui et le Royaume-Uni «concernant la démarcation de la frontière entre le Venezuela et la Guyane britannique». Dans la lettre qu’il a adressée au Secrétaire général, le Venezuela déclarait ce qui suit :
«La sentence a été le fruit d’une transaction politique conclue dans le dos du Venezuela et sacrifiant ses droits légitimes. La frontière a été démarquée de façon arbitraire, sans tenir compte des règles spécifiques établies par l’accord d’arbitrage ni des principes pertinents du droit international.
Le Venezuela ne saurait reconnaître une sentence rendue dans de telles conditions.»
Le Venezuela a réaffirmé sa position dans une allocution prononcée quelques jours plus tard, le 22 février 1962, devant la Quatrième Commission de l’Assemblée générale des Nations Unies.
99. Le 12 novembre 1962, s’exprimant devant la Quatrième Commission de l’Assemblée générale des Nations Unies, M. Marcos Falcón Briceño, ministre des relations extérieures du Venezuela, a déclaré que la sentence de 1899 avait été «rendue en des circonstances qui [avaient] port[é] nettement atteinte au droit du Venezuela». Il a ajouté ce qui suit :
«[L]orsqu’on l’examine aujourd’hui … [i]l n’y a pas eu, à proprement parler, arbitrage ; il y a eu un arrangement, un compromis de caractère politique ; il y a eu une transaction au titre de laquelle trois juges, qui avaient la majorité, avaient entre leurs mains le territoire du Venezuela  car les deux juges britanniques n’agissaient pas … en tant que juges : ils agissaient en tant que représentants d’un gouvernement, en tant qu’avocats et non pas en tant que juges.»
100. Le 13 novembre 1962, le Gouvernement du Royaume-Uni, répondant à la déclaration faite par le Venezuela devant la Quatrième commission de l’Assemblée générale, a «reje[té] catégoriquement» l’«allégation très grave» du ministre vénézuélien des relations extérieures selon laquelle le tribunal ayant rendu la sentence de 1899 «était parvenu à ses décisions sans se référer aux règles du droit international et aux autres règles que, aux termes du traité, [il] aurait dû appliquer». Le Royaume-Uni a également rejeté les allégations selon lesquelles la sentence de 1899 était un «compromis non approprié» ou un «compromis diplomatique», et affirmé qu’il «ne p[ouvai]t … accepter aucune discussion sur une question que la sentence a[vait] réglée».
101. Le Royaume-Uni a, dans la même allocution, proposé de discuter avec le Venezuela, par les voies diplomatiques, de dispositions à prendre en vue d’un examen tripartite de la documentation concernant la validité de la sentence de 1899. A l’issue de l’examen tripartite, les ministres des affaires étrangères du Royaume-Uni et du Venezuela ainsi que le premier ministre de la Guyane britannique se sont réunis les 9 et 10 décembre 1965 à Londres afin de discuter d’un règlement du différend. Ainsi que la Cour l’a relevé dans son arrêt de 2020, le Royaume-Uni et la Guyane
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britannique ont, lors de ces discussions, rejeté la proposition du Venezuela  qui voulait que la seule solution résidât dans la rétrocession à ce dernier du territoire litigieux , au motif que cela revenait à affirmer que la sentence de 1899 était nulle et non avenue, et qu’une telle assertion était sans fondement.
102. Après l’échec de ces discussions, le Royaume-Uni a pris part à la négociation et à la conclusion de l’accord de Genève. La Cour est d’avis que cet Etat avait connaissance de la portée du différend concernant la validité de la sentence de 1899, qui englobait des accusations à son encontre portant sur des actes fautifs et le recours à des procédés illicites, et qu’il a néanmoins accepté le mécanisme prévu à l’article IV, selon lequel le Guyana et le Venezuela pourraient régler le différend à l’aide d’un des moyens prévus à l’article 33 de la Charte des Nations Unies sans sa participation. La Cour estime que le sens ordinaire des termes de l’article IV, lus dans leur contexte et à la lumière de l’objet et du but de l’accord de Genève, ainsi que les circonstances de l’adoption dudit accord conduisent à cette conclusion.
103. Le paragraphe 3 de l’article 31 de la convention de Vienne prévoit que, dans l’interprétation d’un traité, il sera tenu compte, en même temps que du contexte, de toute pratique ultérieurement suivie dans l’application du traité par laquelle est établi l’accord des parties à l’égard de l’interprétation du traité. En conséquence, la Cour examinera maintenant la pratique ultérieure des parties à l’accord de Genève pour apprécier si cette pratique établit un accord entre elles sur le fait que le Royaume-Uni ne participerait pas au règlement du différend entre le Guyana et le Venezuela.
104. La Cour observe que, lors de la 11e réunion de la commission mixte, tenue à Caracas les 28 et 29 décembre 1968, les commissaires vénézuéliens ont établi une longue déclaration, dans laquelle ils relevaient ce qui suit :
«[S]i les représentants du Guyana étaient disposés à rechercher de bonne foi des solutions satisfaisantes pour le règlement pratique du différend, le Venezuela serait prêt à donner à la commission mixte un délai raisonnable qui lui permette d’accomplir sa mission, et consentirait, par conséquent, à reconduire le mandat de cet organe pour les périodes qu’il jugerait appropriées à cet effet. Voilà une proposition de caractère pratique, que nous avons présentée de façon formelle. Si le Guyana ne modifie pas son attitude et s’entête à soutenir la position théorique et intransigeante qui est la sienne, il ne fera, par ce comportement, que confirmer la détermination qu’il a déjà manifestée à plusieurs reprises de faire fi de l’accord de Genève, et en particulier de son article I.»
Le Royaume-Uni n’a pas cherché à participer aux travaux menés par la commission mixte ; il n’y a pas non plus été invité par le Venezuela et le Guyana. Le fait que le Venezuela ait dialogué uniquement avec le Gouvernement du Guyana dans le cadre de la commission mixte indique que les parties convenaient que l’article II n’attribuait au Royaume-Uni aucun rôle dans le processus de règlement du différend.
105. La Cour note que le Venezuela a, aux fins de la mise en oeuvre de l’article IV de l’accord de Genève, dialogué exclusivement avec le Gouvernement du Guyana. Dans son mémorandum, le Venezuela évoque les désaccords qui existaient entre les Parties quant à la mise en oeuvre de l’article IV en ces termes :
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«Le Venezuela et le Guyana n’ont réussi ni à s’entendre sur le choix d’un moyen de règlement ni à désigner «un organisme international compétent» auquel ils s’en remettraient pour ce choix, comme le prévoyait le début du paragraphe 2 de l’article IV de l’accord de Genève. Le Venezuela insistait pour procéder à des négociations directes, tandis que le Guyana insistait pour porter le différend devant la Cour internationale de Justice. Par la suite, le Venezuela a proposé de confier au Secrétaire général de l’ONU le soin de choisir le moyen de règlement ; le Guyana préférait quant à lui s’en remettre à l’Assemblée générale, au Conseil de sécurité ou à la Cour internationale de Justice.»
Le Venezuela affirme, au sujet de la procédure des bons offices menée par le Secrétaire général de l’ONU, qu’«[i]l convient de souligner que la désignation des chargés des bons offices a toujours été subordonnée à l’agrément des deux Parties». La Cour relève que, là encore, le Royaume-Uni n’a pas cherché à participer à la procédure de règlement du différend prévue à l’article IV, et les Parties n’ont pas sollicité cette participation. Ainsi, le fait que le Venezuela n’ait dialogué qu’avec le Gouvernement du Guyana durant la procédure des bons offices indique que les parties étaient en accord sur l’absence de rôle du Royaume-Uni dans le processus de règlement du différend.
106. Au vu de ce qui précède, la pratique suivie par les parties à l’accord de Genève atteste aussi de ce que celles-ci convenaient que le différend pourrait être réglé sans la participation du Royaume-Uni.
107. A la lumière de ce qui précède, la Cour conclut que le Royaume-Uni a, de par sa qualité de partie à l’accord de Genève, accepté que le différend entre le Guyana et le Venezuela puisse être réglé par l’un des moyens prévus à l’article 33 de la Charte des Nations Unies, et admis qu’il ne jouerait aucun rôle dans cette procédure. Dans ces conditions, la Cour estime que le principe de l’Or monétaire n’entre pas en jeu en l’espèce. Il en résulte que même si, dans son arrêt au fond, la Cour était appelée à se prononcer sur certains comportements imputables au Royaume-Uni, ce qui ne peut être déterminé à présent, cela ne ferait pas obstacle à ce qu’elle exerce sa compétence, qui est fondée sur l’application de l’accord de Genève. L’exception préliminaire soulevée par le Venezuela doit donc être rejetée.
*
* *
108. Par ces motifs,
LA COUR,
1) A l’unanimité,
Dit que l’exception préliminaire soulevée par la République bolivarienne du Venezuela est recevable ;
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2) Par quatorze voix contre une,
Rejette l’exception préliminaire soulevée par la République bolivarienne du Venezuela ;
POUR : Mme Donoghue, présidente ; M. Gevorgian, vice-président ; MM. Tomka, Abraham, Bennouna, Yusuf, Mmes Xue, Sebutinde, MM. Bhandari, Robinson, Salam, Iwasawa, Nolte, juges ; M. Wolfrum, juge ad hoc ;
CONTRE : M. Couvreur, juge ad hoc ;
3) Par quatorze voix contre une,
Dit qu’elle peut statuer sur le fond des demandes de la République coopérative du Guyana, dans la mesure où celles-ci entrent dans le champ du point 1) du paragraphe 138 de l’arrêt du 18 décembre 2020.
POUR : Mme Donoghue, présidente ; M. Gevorgian, vice-président ; MM. Tomka, Abraham, Bennouna, Yusuf, Mmes Xue, Sebutinde, MM. Bhandari, Robinson, Salam, Iwasawa, Nolte, juges ; M. Wolfrum, juge ad hoc ;
CONTRE : M. Couvreur, juge ad hoc.
Fait en français et en anglais, le texte français faisant foi, au Palais de la Paix, à La Haye, le six avril deux mille vingt-trois, en trois exemplaires, dont l’un restera déposé aux archives de la Cour et les autres seront transmis respectivement au Gouvernement de la République coopérative du Guyana et au Gouvernement de la République bolivarienne du Venezuela.
La présidente,
(Signé) Joan E. DONOGHUE.
Le greffier,
(Signé) Philippe GAUTIER.
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M. le juge BHANDARI joint une déclaration à l’arrêt ; M. le juge ROBINSON joint à l’arrêt l’exposé de son opinion individuelle ; M. le juge IWASAWA joint une déclaration à l’arrêt ; M. le juge ad hoc WOLFRUM joint une déclaration à l’arrêt ; M. le juge ad hoc COUVREUR joint à l’arrêt l’exposé de son opinion partiellement individuelle et partiellement dissidente.
(Paraphé) J.E.D.
(Paraphé) Ph.G.
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Exception préliminaire

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Arrêt du 6 avril 2023

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